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Musicanimale. Un tout autre hymne au vivant

Philharmonie : la grande exposition poétique va bien au-delà d’un bestiaire sonore car elle associe les arts visuels. C’est un plaidoyer pour de nouveaux rapports entre les animaux et les hommes, l’amour de l’harmonie. A découvrir par tous les âges. La chronique de Jean Deuzèmes

Tout le monde peut aller à la Philharmonie de Paris du 20 septembre 2022 au 29 janvier 2023 : ceux qui aiment avant tout le chant et les autres sons, ou la peinture classique, ou l’art contemporain ou ou encore les recherches techniques. Ces inconnus si différents, se regroupent en une vraie communauté autour d’une question qui les touche.

L’exposition plonge le visiteur dans la bioacoustique, c’est-à-dire les sons émis par les vivants : vocalises d’oiseaux, stridulations d’insectes, chants mélodiques de baleines, hurlements choraux de loup. L’essor de la bioacoustique depuis les années 1950 a permis de mettre le monde sur écoute. Bien plus qu’un simple inventaire du vivant, ces captations offrent des paysages sonores d’une poésie vibrant : des fonds marins animés par le chant des baleines aux cliquètements et croassements des brousses du Kenya.

Mais la Philharmonie va plus loin, en montrant sous forme visuelle l’influence extraordinaire des voix animales dans l’histoire de l’art et de la musique. Si le parcours questionne le devenir de la biodiversité et la disparition d’un patrimoine sonore en danger, il montre aussi avec une rare intelligence comment l’art contemporain compose de nouvelles relations avec les animaux. Il ne s’agit plus de peindre un bestiaire d’oiseaux rassemblés fictivement devant un morceau de musique, comme dans le tableau de Frank Snyders, mais de trouver de nouveaux rapports à l’animal.

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Si le parcours questionne le devenir de la biodiversité et la disparition d’un patrimoine sonore en danger, il montre aussi avec une rare intelligence comment l’art contemporain compose de nouvelles relations avec les animaux. Il ne s’agit plus de peindre un bestiaire d’oiseaux rassemblés fictivement devant un morceau de musique, comme dans le tableau de Frank Snyders, mais de trouver de nouveaux rapports à l’animal.

Cet abécédaire sonore de A comme appeaux (conçus pour attirer des animaux très différents ) à Z comme zoomorphes ( de merveilleux instruments de musique à partir de formes d’animaux) passe par L comme loup, M comme miauler et N comme notation.Le sonore chemine avec le visuel, l’homme est réintroduit dans la symphonie du vivant.

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L’exposition est une réussite due à Marie-Pauline Martin, la directrice du Musée de la musique, et à son homonyme, Jean-Hubert Martin, l’historien de l’art et le commissaire de nombreuses expositions dont le truculent et savant « Carambolages » de 2016 (lire Voir et Dire)

La place d’artistes contemporains dans l’abécédaire

On aurait pu craindre une forme réactualisée des bestiaires visuels des salons de curiosité ou sonores que l’on connaît dans l’histoire de la musique où de nombreux musiciens ont créé des œuvres très connues  (voir et entendre). On aurait pu craindre que les nombreux artistes, musiciens, plasticiens ou vidéastes, tentent  de sanctuariser le vivant. Au contraire, ici, ils tentent d’y réintroduire l’homme. Chacun le fait à partir de son propre médium, en utilisant la question du vivant pour l’enrichir. Les artistes ne sont pas des philosophes qui s’aventurent dans de grandes synthèses entre culture et nature, mais ils ouvrent des fenêtres. 

En reprenant le mode de l’abécédaire, Voir et Dire vous propose de découvrir sept œuvres, parmi les 150, avec, en point d’orgue, une œuvre majeure d’Anri Sala.

B comme brame

Gloria Friedmann,
Envoyé spécial, 1995
, Cerf naturalisé et balles de journaux

Cette sculpture, somme toute classique avec son socle et son sujet, placée à l’entrée de l’exposition sur fond d’une vidéo d’un cerf qui de temps en temps émet un brame très grave, a des allures dramatiques. La bête a la tête levée, l’encolure tendue et la gueule rugissante. C’est un prophète, un envoyé spécial sur l’état de la planète, juché sur un tas de journaux qui, eux, ne donnent que des nouvelles à court terme, alors que les enjeux sont à long terme : la possibilité de la destruction de la vie.

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Gloria Friedmann, Envoyé spécial, 1995

Gloria Friedmann, née en 1977 vivant et travaillant en France, est une plasticienne et plus particulièrement une sculptrice. Elle s’est saisie d’un genre historique, le paysage, désinvesti par la sculpture contemporaine, et le traite selon un langage savant et drolatique. Elle s’est concentrée sur la nature non-humaine, existant en dehors d’elle-même, notamment sur la violence qu’elle subit. Le cerf a été l’objet de plusieurs de ses œuvres, dans les années 80-90. (voir entretien sur son œuvre )

D comme disparition

Art Orienté Objet  (Laval-Jeantet et Mangin)
L’Alalie, 2010/2022, Fusain, balai motorisé et programmateur.

Cette immense mappemonde au fusain de 10m de long est dessinée à partir des noms d’animaux menacés dans des langues autochtones également en voie de disparition. Elle est balayée par une sorte d’essuie-glace,  tous les deux jours (temps moyen de disparition d’une espèce dans le monde selon l’Union pour la conservation de la nature) jusqu’à effacement de toute trace.

Art Orienté Objet, L’Alalie

Art Orienté Objet a été créé en 1991 par les deux artistes plasticiens, Marion Laval-Jeantet et Benoit Mangin, qui ont mis l’écologie au centre de leur pratique, afin d’interroger nos modes d’existence.  Ils conçoivent leurs activités artistiques comme des expériences, ce qui les a amenés à travailler sur les biotechnologies. Leur pratique du bricolage et du renouvelable touche même aux idées éprouvées.

B comme baleine

Le chant des baleines.
Extraits du film de Jacques Perrin « Océan », sur une bande-son « Songs of the Humpback Whale » des acousticiens  Roger Payne  et Scott McVay (1970) et d’autres œuvres musicales

On demeure toujours fasciné par les chants majestueux des cétacés lors des périodes de reproduction. Ces espèces sont très fragilisées par une pêche pourtant limitée. Ces vocalisations furent gravées sur un vinyle qui eut un impact considérable sur l’éveil de la conscience environnementale ; elles ont inspiré de nombreux compositeurs comme John Cage, Iannis Xenakis, Chatlie Haiden et, plus récemment, le groupe métal Gojira.

John Cage (1912-1992)
Litany for The Whale, 1980, partition imprimée

Cette étrange partition musicale d’une grande beauté formelle introduit  à une musique méditative.

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John Cage, Litany for The Whale, 1980

Composée en 1980, l’œuvre pour deux voix Litany for The Whale (« Litanie pour la baleine ») comporte une récitation et trente –deux réponses présentées sous la forme de fragments de portée. La récitation se compose de cinq notes associées à cinq lettres formant le mot Whale, variant dans chaque réponse. (écouter)

F comme facéties et singeries

Tout/reste/à/faire
Scolopendra cingulata (Scolopendre) 2017-2019
Assemblage  de morceaux de divers pianos, violoncelles, accordéons, etc.
Megapomponia merula (cigale géante Bornéo)2018-2019
Archets, violons, etc. soit 27 instruments et 35 archets

Ces deux œuvres conçues par un collectif d’artisans pleins d’humour et spécialistes de bestiaires issus d’instruments de musique illustrent comment l’art contemporain va bien au-delà de ce que l’on trouvait dans les tableaux du XVIIIe où les oiseaux devant des partitions singeaient choristes ou instrumentistes. Ici, les artistes-artisans semblent être aussi des magiciens, qui plus est écologiques puisque leurs animaux proviennent de recyclage.

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Tout/reste/à/faire, Scolopendra cingulata (Scolopendre) & Megapomponia merula (cigale géante Bornéo)

Ces créatures hybrides, à la fois animales,  musicales et instrumentales sont construites à partir de pianos, violons, batteries et autres instruments hors d’usage. Ils sont minutieusement démontés et remontés, puis animés et harmonisés, de manière à créer de nouvelles espèces d’arthropodes résolument musiciennes. Parcourir le site des artistes est un réel plaisir.

N comme notation

Miruka
Pic awokéra
, 2017 ; Crayons de couleur

Ce dessin précieux et subtil peut laisser passer  l’essentiel, le fond. Si la notation des sons des animaux a été une quête chez de nombreux musiciens et a donné lieu à de multiples imitations, des plasticiens d’aujourd’hui ont aussi approché le thème avec une sensibilité renouvelée. Ici, le fond est fait de notes et de croches colorées, dans des teintes qui reprennent les couleurs nettes de l’animal.

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Miruka, Pic awokéra, dessin

Miruka, née en 1992 , est une artiste japonaise d’art brut qui dessine depuis l’âge de dix ans. Essentiellement des oiseaux. Leur identité sonore est traduite par le paysage.

E comme escargot

Anri Sala
If and Only if
, vidéo 9’47 (2018)

Chez Anri Sala, la musique précède le langage ; ici, elle s’y substitue. Cette œuvre vidéo est probablement la plus belle de l’exposition et en exprime le mieux le sens : l’homme doit s’adapter aux rythmes des autres vivants, à l’autre. Anri Sala associe souvent la vidéo à la création musicale, au travail mental des musiciens comme en témoigne l’exposition fascinante de la Bourse de Commerce (novembre 2022)

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Fondée sur l’Élégie pour alto solo d’Igor Stravinsky, If and Only If trace le parcours d’un voyage animalier, qui devient partie intégrante de sa composition musicale.L’artiste a mis un escargot de jardin sur l’archet de l’altiste Gérard Caussé. L’animal en parcourt toute la longueur à son rythme avec sûreté, innocemment. Mais il perturbe minutieusement l’équilibre sur lequel le jeu du maestro repose instinctivement.

Cette traversée émule un dialogue caché entre deux voix, qui est subtilement sous-entendu au cœur de la composition.
Bien que l’œuvre soit jouée comme un monologue, c’est dans l’allusion au dialogue sous la forme du son de deux cordes que Sala fait de l’Élégie de Stravinsky une interaction tactile entre ces deux représentants du vivant.
L’escargot, dont la position et le rythme s’imposent à l’exécution, oblige l’altiste à s’adapter simultanément à cette situation évolutive et à composer avec elle. La durée standard de l’Élégie est ainsi subvertie par l’interaction entre le musicien et l’escargot, revue presque au double de son temps habituel. Lorsque l’escargot ralentit, hésite à avancer, Gérard Caussé adapte l’Élégie pour l’encourager à poursuivre.
La musique devient une composition organique créée par la performance de l’altiste et l’action de l’escargot qui donnent naissance à la bande sonore de ce “voyage épique” de l’escargot.

L’une des principales conséquences est que la musique n’illustre pas ou n’accompagne pas une action, mais qu’elle est en fait la conséquence de l’action jouée dans le film, qui est également présenté en format cinémascope, ce qui a pour effet d’accentuer l’aspect fictif d’un événement qui est pourtant bien réel.
Composée comme une polyphonie à deux voix, cette vidéo d’environ 5 minutes est plus courte que la durée totale du film, qui est de 9 minutes et 47 secondes

Voir le long entretien en anglais accordé par Anri Sala sur  cette œuvre.

Jean Deuzèmes

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