«Et ils repartirent par un autre chemin » nous avertit l’évangéliste Matthieu à propos de l’épisode des Mages. Divine intuition mais surtout changement radical après LA rencontre espérée, mystérieuse, surprenante même avec l’Enfant. Aujourd’hui, ils se sont évanouis en attendant les galettes partagées de l’année prochaine, faiseuses de rois et de reines éphémères qui rappellent ces lointains monarques de dérision qui, lors des Saturnales, présidaient les ripailles alors dispensées.
Mais qui étaient ces hommes, ces Orientaux, cheminant lentement au rythme lourd de leurs caravanes et pour qui la brillance d’une étoile tenait lieu de boussole ? Peut-être des ambassadeurs se rendant auprès de l’empereur pour lui rendre hommage ? Ou peut-être pas. Une fois encore, entre ce que nous croyons tirer du texte scripturaire et ce que l’on a ajouté siècle après siècle, il y a comme un fossé.
D’abord le récit ne dit pas qu’ils étaient trois et pendant longtemps, leur nombre a beaucoup varié. Six, sept voire douze pour préfigurer les apôtres. En Occident, à la suite d’Origène, la trilogie s’est imposée. C’est seulement à la fin du Ve siècle que, sur une mosaïque byzantine de l’église Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne, leurs noms sont précisés : Balthazar, Melchior, Gaspar. C’est encore au cours de la période médiévale que ces personnages renvoyèrent à la tricontinentalité du monde connu. Ce que l’iconographie a traduit seulement après les années 1350 en faisant passer le personnage noir du rang de serviteur à celui de souverain de plein droit, peut-être en écho à l’évocation du royaume du Prêtre Jean, très en vogue à la fin du Moyen-Âge.
Ensuite, personne ne sait s’ils étaient vraiment rois. A ce sujet, le cardinal Baronio (1538-1607) trouve bon de préciser que « ces Mages furent rois selon la façon de parler de la sainte écriture, laquelle a coutume d’appeler Roy, le seigneur de chaque ville ». D’ailleurs, sur ce plan, les représentations picturales demeurèrent longtemps ambiguës, les unes attribuant un signe royal à ces hommes, les autres non. Ici aussi, le recours à un verset du psaume 72 (« Tous les rois se prosterneront devant lui ») permet d’asseoir la légitimité de leur statut. Bien entendu, l’allégorie royale se trouva mobilisée à partir du XIIe siècle « lorsque les rois de Germanie surent s’approprier cette tradition symbolique et intégrer la figure des Mages au culte monarchique » (F. Walter). La découverte en 1158 dans une chapelle de Milan de trois squelettes assez vite assimilés aux restes des personnages évangéliques fut suivi de leur transfert en 1164 dans la cathédrale de Cologne qui fit de ce lieu un passage obligé pour tous les souverains qui venaient d’être couronnés. De Frédéric II en 1215 jusqu’à Ferdinand 1er en 1531.
Enfin le sens des présents apportés par les « rois mages » et mentionnés dans Matthieu, avait été fixé par la réflexion patristique dès les tout premiers siècles du christianisme. L’or comme tribut dû au souverain, l’encens destiné à honorer la divinité dans le temple, la myrrhe pour oindre les corps des vivants et des morts. Un apocryphe de la fin du IVe siècle rapporte que l’on embauma le corps supplicié du crucifié avec « la myrrhe que les Mages avaient donné à Jésus à sa naissance et que Marie avait conservée ».
Les ajouts imaginaires et autres précisions instrumentalisées à partir de la mise en récit de Matthieu firent évidemment l’objet de lourdes critiques de la part des Réformés. Si Luther avait condamné le pèlerinage de Cologne, inventé pour soutirer de l’argent aux crédules, Calvin, en excellent connaisseur de l’Ecriture stigmatisa : « Ces papistes [sont] plus que ridicules quand de ces sages, ils se sont forgé des rois pour ce qu’ils avaient vu en un autre lieu (le psaume 72) qu’il était prédit que les rois de Tarsis, des îles et de Saba viendraient apporter des présents au Seigneur ». On remarquera quand même que lesdits mages ne furent jamais canonisés par Rome.
Ce qui n’empêcha pas certains de recevoir le nom de l’un d’entre eux lors de leur baptême, ni Laurent de Médicis de se faire représenter, tout de blanc vêtu, en Gaspar par Benozzo Gozzoli, sur les murs de la chapelle florentine de la famille. Et ce qui nous empêche encore moins aujourd’hui de tirer les rois sans beaucoup de pensées pour eux, sans pièce d’or enfouie dans la galette, sans aucune odeur de l’encens, juste avec un goût subtil de frangipane sur la langue.