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Pierre et Gilles. Figures du religieux dans un univers Queer (1/2)

Le duo d’artiste a créé une esthétique pop qui réjouit et dérange. Célèbre pour ses portraits glamour entre peinture et photographie, il s’approprie aussi les figures du religieux. Comment fabrique-t-il ses images ? Quel a été leur itinéraire ? Une réflexion en deux articles. La chronique de Jean Deuzèmes.

En guise d’introduction. La juxtapoistion de deux portraits récents témoigne de cette esthétique  kitsch très colorée de Pierre et Gilles, internationalement appréciée, non pas  appliquée au nu, mais à une icône revisitée et à un personnage accomplissant un geste de piété, dans des environnements de pacotille spécialement conçus.

La Madone du Corona (Clara Benador), 2020 : sur le ventre est apposée une représentation symbolique du virus, mais ici les pointes sont des fleurs, comme le voile ou la parure. La peinture d’une Vierge protectrice ?
La prière aux moussaillons (Lukas Ionesco) 2021 : une association avec la  prière du mousse ?

Les deux modèles, Clara Benador et Lukas Ionesco, vivent et travaillent à La Rochelle. La première est photographe et autrice notamment des « Deux amoureuses » 2022, un livre remarqué par la critique.  Le deuxième est chanteur, musicien, photographe et acteur de cinéma ; ses habits de marin peuvent être mis en lien avec les souvenirs de la ville de naissance de Gilles, Le Havre. Les deux plasticiens ont choisi leurs modèles dans la culture, mais leur font jouer des personnages décalés, actuel ou grave pour l’une, baignant dans des souvenirs d’enfance pour l’autre.

La récente exposition de Pierre et Gilles, « Les couleurs du temps », s’est déroulée à la galerie internationale Templon et a clôturé l’année 2022. Il ne fallait pas s’attendre à des références spécifiques sur la joie de Noël puisque le couple célèbre pour ses portraits entre peinture et photographie montrait des travaux sur trois ans, intégrant donc le temps du Covid (et de sa sortie) et surtout le soutien  aux Ukrainiens. Une fois de plus, ils signifiaient leur engagement face à des questions politiques ou de société  comme ils l’avaient fait pour le Sida.

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Pierre et Gilles. Entrée de la galerie Templon, 2022

Au milieu de ces œuvres souvent inquiètes de l’état du monde, derrière leur aspect joyeux au premier abord, se trouvaient des photos aux sujets religieux de style parfois différent des précédentes expositions. La revisitation de l’iconographie chrétienne dans le registre Queer (c’est-à-dire le monde LGBT), avec ses modèles et ses manières de poser les questions, aurait-elle des couleurs du temps particulières ? Que leurs œuvres apportent-elles de particulier à la représentation contemporaine du religieux ? Lire “Mondes religieux et Queer selon Pierre et Gilles” dans le second article.

La conception des œuvres : artisanat intégral et expression de la beauté

Les deux premières œuvres à l’entrée de l’exposition donnaient le ton et rappelaient comment Pierre, né en 1950, et Gilles, né en 1953, fabriquent leurs images. La plupart selon le même modèle créatif.

La promesse (Bogdan Romanovic), 2022, 165×115

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La promesse (Bogdan Romanovic), 2022

Le tableau accroché sur un mur jaune et bleu est une déclaration.
Les artistes vivent et travaillent surtout dans leur maison atelier de la région parisienne, mais ils sont  intégrés de fait à un vaste réseau de personnes, des amis ou des modèles découverts sur Instagram et dont le profil les intéresse. Ainsi, parmi leurs connaissances ukrainiennes, ils ont sollicité Bogdan Romanovic, modèle pour les photographes de mode dans le monde (Vogue par exemple) et impliqué dans la culture de son pays, ou encore Olga Sklyar, influenceuse pour des marques de luxe. Un critère de choix fondamental est leur beauté, puis leur capacité à entrer dans le projet malléable des artistes dont l’inspiration peut être en attente durant des années[1], mais qui ici s’est concrétisée rapidement.

Après discussion avec le modèle, les deux artistes ont monté une réelle scène de théâtre avec des châssis emboîtés, tendus de voiles auxquelles leur assistant a accroché des objets de plastique, trouvés dans divers lieux ou des magasins bon marché, formant un univers kitsch souvent féérique ou en rapport avec le sujet, parfois avec un peu de fumée d’appoint. Le modèle est généralement associé à certains paramètres de la prise de vue, mais aussi au produit final, puisque le numérique permet de faire des choix collectifs. Pierre prend la photo, frontalement comme chez les  anciens maîtres, et l’imprime sur une toile fine. Gilles peint ensuite à l’acrylique, les deux artistes prolongeant la production de l’œuvre devenue alors unique par un cadre spécifique prolongeant la toile, là encore à partir de matériaux factices.

Dans « La promesse », le modèle pleure au milieu  d’un paradis perdu, mais à retrouver, fait de fleurs jaunes et bleues. Il tient un bouquet de coquelicots, rouge sang, symbole de la consolation et surtout symbole de commémoration de la Première Guerre Mondiale. La colombe de la paix et l’auréole lui donnent des allures religieuses, les tableaux du baptême du Christ étant la référence : le jeune est reconnu par une instance supérieure et reçoit une promesse, une mission de libération. Mais contrairement à beaucoup de leurs œuvres où la nudité est présente, le modèle est habillé, toutefois de manière spécifique : un débardeur, appelé Marcel, que portaient les acteurs des 60’s comme Marlon Brando et qui est entré dans la mode homosexuelle. Avec cette œuvre, les artistes expriment leur empathie pour un peuple, représenté par sa jeunesse, qui souffre. L’iconographie religieuse vient accompagner la visée politique. Pierre et Gilles mélangent tous les registres, ils ne veulent pas de pureté stylistique. La guerre en Ukraine, qui les touche beaucoup, n’est pas abordée sur un mode cruel ou trash, mais presque mystique, avec introduction de force lumière qui joue souvent un grand effet dans les œuvres. Les artistes qui expriment facilement l’amour le font, ici, pour un peuple.

Les moissons du chagrin (Olga Sklyar), 2022, 150×110

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Les moissons du chagrin (Olga Sklyar), 2022

Dans cette seconde œuvre consacrée à l’Ukraine, pas de référence  religieuse explicite, mais un environnement proche d’un paradis, planté de blé à la base de toute l’économie ukrainienne, et la couronne de fleurs portée dans les fêtes populaires, y compris religieuses. Avec son nom associé au titre, cette jeune femme, qui n’est plus une anonyme, a sa part dans la construction de l’œuvre. Sa jeunesse est arrêtée par la guerre, mais son regard et son port d’une arme (factice), tandis que les avions dans le ciel se substituent aux papillons, témoignent de son chagrin, mais aussi de la fermeté de son choix de combattre. À côté des coquelicots rouges, les bleuets de France, signes de la mémoire et de la solidarité envers les anciens combattants. Alors que leurs tableaux sont généralement dans une ambiance Queer, ici pas de nudité, le sujet est grave. Olga est habillée simplement, les propos des artistes se concentrent sur la guerre, mais avec une espérance dont témoigne le cadre aux couleurs de l’Ukraine, avec épis, fleurs et papillons. Même au cœur de la guerre, Pierre et Gilles mettent de la beauté, de l’espérance et introduisent une profondeur  dans leur esthétique pop, très maitrisée. Ils accordent aux femmes une place égale, ce qui est un trait de leur art.

Le religieux chez Pierre et Gilles. Un itinéraire, un marquage permanent.

Leur travail en commun s’est précisé à la fin des années 70, à l’occasion d’un voyage au Maroc où ils ont remarqué la pratique des photographes populaires, sur les places de marché, de corriger grossièrement les photos de touristes avec de la peinture, de les saturer. C’est en Inde, ensuite, qu’ils ont découvert la place du religieux dans l’espace public : « On était très surpris de voir Sainte-Thérèse de Lisieux, très colorée au milieu d’une place d’un petit village, de voir des Saint-Sébastien. »(Entretien France Culture 8-12-22)

La Vierge À L’Enfant, 2009

La potentialité de cette perception du religieux est alors revenue en force chez eux, mais elle existait déjà. Gilles né au Havre et appartenant à une famille de classe supérieure ayant une bibliothèque solide, a reçu une formation catholique, a été enfant de chœur même s’il reconnaît être plus intéressé par les vitraux et les œuvres visuelles. Pierre, né à la Roche-sur-Yon dans un milieu populaire, s’est formé au contact des autres et s’est familiarisé à un catholicisme populaire : « J’adorais la Vierge » déclarait-il à France Culture. Comme Gilles dit avoir choisi une voie opposée à sa famille, c’est l’attrait pour le populaire, y compris religieux, qui a été un de leur ciment artistique. (ci-contre La Vierge à l’Enfant, 2009)

Ce temps de la jeunesse, leur optimisme, leur homosexualité reconnue par leurs proches et le monde de l’art, ont entretenu le goût de la fête et du bonheur de vivre, une appétence à aimer les autres et les images, le terme « J’adore » revenant souvent dans leurs propos. Leur « cheminement met en lumière leur attrait pour le sacré, les figures bibliques et la peinture classique ». Présentation de la « Fabrique des idoles », 2020.

Stromae

Trois grandes thématiques apparaissent dans leur travail : la fête, la mythologie, le rêve et le cauchemar. À une  époque où la musique pop a pris beaucoup d’importance, les stars sont devenues des idoles païennes adulées, adorées par leurs fans à la manière des icônes religieuses, par porosité sémantique et visuelle. Lors d’une exposition à  la Philharmonie en 2020, les 110 portraits de la « Fabrique des idoles » ont revisité la peinture religieuse classique tout en rendant le plus grand hommage aux chanteurs et chanteuses, Sylvie Vartan étant au sommet de leur panthéon. « Peu à peu a germé en nous l’idée de représenter les idoles de la pop comme des icônes religieuses. Les chanteurs sont un peu les idoles païennes de notre époque. » (Ci-contre Paul Stromae, 2014)

Ces glissements sémantiques n’étaient pas superficiels, car une religion latente est ancrée chez eux au même titre que la sexualité Queer. « La religion pose la question de qui nous sommes. Comme l’art, elle interroge sur l’avenir, sur l’infini. Tous les artistes ont un côté religieux, parfois sans le savoir, même dans l’abstraction. »  (Entretien avec Carole Kittner, Tribune de Genève  10-11-22). Leur Instagram est truffé dès la page d’accueil de l’expression de leur sensibilité aux figures religieuses. Comme ils n’écrivent pas, ce sont leurs peintures qui expriment leurs pensées et leurs découvertes, on pourrait parler de mysticisme, de subversion sans hostilité aux croyances, sans blasphème. (Ci-contre La Vierge Noire (Adut Akeche) 2018.

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Cet itinéraire a commencé par leur interprétation visuelle du grand mythe de la Bible qu’est Adam et Ève (année 80) et qui a imprimé une marque durable. Une grande partie de leur œuvre est la retrouvaille avec l’Eden premier, celui du bonheur, de la liberté, de l’insouciance et de la vérité qu’ils n’ont eu de cesse de construire comme cadre de très nombreux tableaux, alors que les sujets ne sont pas religieux.

Ils ont ensuite décliné des thèmes chrétiens, car le christianisme est une religion de l’image : “Christ aux outrages”, parfois très classiques,« Saint Sébastien », « La Madone au cœur blessé ». Ils ont abondamment puisé dans le style saint-sulpicien, très populaire, mais en lui donnant une autre signature, plus factice, en décalant les sujets, en y mettant des messages personnels, en nous partageant leurs découvertes.

  • Sainte Mary MacKilliop, 1995, la première sainte catholique australienne, béatifiée par Jean Paul II (la même année que la production de cette photo), sous les traits de Kylie Minogue, chanteuse et actrice australienne, sur un cheval de fête foraine.
  • La Vierge à l’Enfant, 2009, où une Marie à la peau mate et aux cheveux frisés noirs regarde le spectateur, juchée sur un tas d’ordures, devant des immeubles évoquant Le Havre, la ville d’origine de Gilles.        
  • La Vierge Noire (Adut Akeche) 2018, sous les traits d’une réfugiée soudanaise en Australie, devenue l’un des mannequins noirs les plus demandés.                 
  • Et bien sûr un grand nombre de Saint Sébastien, intercesseur contre les épidémies (la peste et le Sida dans les années 80) dont la représentation est devenue un symbole homoérotique et une icône homosexuelle. Leur Black Sébastian Symphony (Silverio Lopes) 2020 est associé à un autre  thème fréquent : la mer comme dépotoir de plastique, comme symbole du dérèglement et de l’effondrement de la civilisation (les colonnes brisées) et de leur engagement pour le rétablissement écologique du monde.
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Black Sébastian Symphony (Silverio Lopes), 2020

L’esthétique de Pierre et Gilles est là : ils utilisent l’imagerie religieuse, classique, que l’on repère facilement, ils réactivent le religieux populaire et l’introduisent dans des sujets de société via  l’invité.e,  parfois des inconnus, souvent une personne connue, qui perçoit l’invitation à être visuellement  acteur d’un personnage comme une reconnaissance amplifiée[2]. Quel est le plus important ? Le titre ? Le nom du modèle ? Ses gestes et sa pose ?  Les différents plans factices de la scène photographiée ? La symbolique religieuse ?

Prochain article :

  • Comment se créée l’image religieuse chez Pierre et Gilles ?
  • Quel impact de la culture Queer ?

Pour lire la seconde partie de l’article (2/2), cliquer ICI

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »


[1] Avant de se concrétiser, l’inspiration tient de la rêverie, de la projection, du désir, élaborée et partagée à deux. (Fiche pédagogique de l’exposition Clair-Obscur au Havre, 2017)

[2] « C’est ainsi que, contre toute attente, je suis moi-même devenu un saint : un après-midi de juillet, en fumant dans un port où les cheminées des navires sont des Godes et où un soleil rose se couche éternellement sur l’horizon d’Uranus » déclare  dans une intéressante introduction de facture Queer du catalogue de l’exposition, Paul B.(né Beatriz) Préciado, compagnon de Virginie Despentes, philosophe médiatique et défenseur de la cause Trans.

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