Le grand peintre américain David Salle, un des premiers artistes du mouvement post-moderne, bénéficie d’une réjouissante exposition.
La question de l’Arbre de Vie y est centrale. Quels rapports avec le religieux ? Retour sur une esthétique et une pensée très actuelles.
La chronique de Jean Deuzèmes
David Salle, né en 1952 a largement contribué au retour du figuratif en grand format dans les années 80. Il est accueilli à la Galerie Thaddaeus Ropac avec son exposition : « Tree of Life. This Time With Feeling », « L’Arbre de Vie. Cette fois avec des sentiments ».
Étrange nom pour une vingtaine de tableaux qui n’ont rien de religieux, même si l’arbre est toujours présent, avec parfois des anges en arrière-fond.
Qu’y a-t-il derrière cette apparente récupération sans blasphème ?
Une image biblique et ses usages
En 2013, le Collège des Bernardins avait organisé une exposition belle et consensuelle : « L’Arbre de Vie ».V&D en avait analysé cinq œuvres et leur visée théologique. L’enjeu était intellectuel et spirituel : comment affirmer l’Église comme acteur dans le débat artistique ? D’où le choix de deux commissaires et du théologien Jérôme Alexandre.
« L’arbre, dès le commencement de la Bible, est l’élément par excellence où va se jouer la relation du Créateur à la créature. L’arbre planté au milieu du jardin dans le livre de la Genèse est appelé « arbre de vie ». Il symbolise la vie en tant que réunion des quatre éléments primordiaux : la terre, l’air, l’eau, le feu. » (Jérôme Alexandre). L’arbre y était perçu comme une totalité, de la vie à la mort.
Ce n’était pas la conception de l’arbre dont on parle désormais. On y voit avant tout un des enjeux du changement climatique, un acteur de la chaîne du vivant à l’époque de l’anthropocène. Cette problématique a sous-tendu à une exposition puissante et politique à la Fondation Cartier en 2019 : « Nous les arbres » (Lire V&D).
Ci-contre Esteban Klassen, Communauté nivace, Paraguay, 2015
Dans une perspective post-moderne, l’approche humaniste soutenue aux Bernardins, et cadrée par le théologien, serait aujourd’hui prise en considération à côté de bien d’autres et serait probablement discutée, par les artistes invités eux-mêmes. On y revenait à une thèse christo-centrée, finalement classique dans l’histoire de l’art.
« On retrouve l’arbre de vie, qui est aussi arbre de mort, au terme final de l’histoire, à la fin de l’Apocalypse, et en son centre, sur la colline du Golgotha. […] Vie, mort, est-il un sujet plus important, plus décisif ? C’est le sujet de la foi et c’est aussi le sujet de l’art, il me semble. » (Jérôme Alexandre).
Dans la traduction de Genèse 2 8-9 par Marc-Alain Ouaknin, l’arbre est d’abord situé.
« Alors yhvh élohim planta un jardin en Eden, à l’est, et il y installa l’homme qu’il avait formé.
Alors yhvh élohim fit pousser du sol de la terre tous les arbres agréables à la vue et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »
Ci-contre. Marc Chagall, La Paix (L’Arbre de Vie), Vitrail, 1976, Chapelle des Cordeliers, Sarrebourg
L’arbre de la vie est au milieu d’autres. C’est un don de Dieu, il est donc associé à l’amour de Dieu pour sa création. C’est un archétype qui a été très largement utilisé dans les sociétés et souvent traité dans l’art. Mais dans ses commentaires, Marc-Alain Ouaknin traite essentiellement de l’Eden et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il y voit une invitation à la patience dans l’étude et l’accès à la connaissance.
Autre culture encore, un post-moderne, lui, citerait une représentation produite avant lui, et la ferait coexister avec bien d’autres choses, très différentes. Il pourrait ainsi rendre actuelle la question de l’arbre en l’accordant avec la sensibilité de son histoire personnelle.
Le « style » David Salle
Dès le début de son itinéraire d’artiste dans les années 70, David Salle a rassemblé des images trouvées dans l’histoire de l’art, dans le quotidien et la vie en société pour créer une rupture avec les tendances du moment : son esthétique a réellement secoué les conventions.
Il importa des techniques du cinéma, comme le montage et l’écran divisé, dans ses tableaux qui comprenaient plusieurs parties autonomes. Il a créé des assemblages de références culturelles, les a truffés d’allusions à Vélasquez, Cézanne, Magritte, Jasper Johns. Il s’est saisi de la photo de nu en atelier et a introduit les représentations érotiques dans des intérieurs avec tables et bouteilles, en forçant sur l’art décoratif.
Les contextes originels des images et des styles disparaissent alors dans un mélange de sujets et de fonds. Dans ce brouillage, il y a de la provocation, de la mélancolie, de la critique, de l’humour. Il questionnait les mythologies sur lesquelles les États Unis se sont construits. Dès lors il n’a cesse de réinventer, avec beaucoup d’intuition. Mais on le reconnaît toujours, car il questionne la peinture, il se questionne.
En 2021, son ami peintre Éric Fischl rappelait dans le catalogue de « Tree of Life » combien la peinture est leur vie commune : « La peinture est notre matériau de base. Pour nous c’est l’essence de la vie ; la vie créatrice imaginée. C’est notre matériau sacré, aussi bien que notre désordre, notre chaos, notre soupe[1]. »
Le post-moderne après le moderne ?
Dans l’art des années 70, le minimalisme, l’abstraction et l’expressionnisme, qui avaient émergé dans l’Après-guerre et accompagné le triomphe du progrès et de la consommation, commençaient à fatiguer. De tout côté, de la philosophie à l’architecture, la critique de la modernité[2] réfutait ce qu’on a appelé les grands récits structurant la société ou les arts et en décrète la fin. La culture et la pensée s’affirment comme plus complexes et témoignent de la fragmentation de la société, de l’individuation, de l’éclectisme populaire, de la reconnaissance du cinéma et de la photo comme langage force du cinéma ; mais ce qui signe cette vision est le mélange des genres, sans classification au sens des modernes, donc sans hiérarchie. L’œuvre de Salle est emblématique de ce que l’on a appelé la post-modernité, à laquelle on a rattaché Basquiat, Kieffer, Penck, Warhol et en France Garouste, Combas, Alberola et bien sûr Pierre et Gilles.
Si le protagoniste de la modernité fut auto-réflexif, se donnant des règles et recherchant l’originalité, par des formes nouvelles et inédites, l’artiste post-moderne refuse la notion de nouveauté qui, elle, est à la base de la modernité.
Le post-modernisme supprime le temps
et rend toute culture présente.
Ci-Contre Gérard Garouste, Le pont de Varsovie et les ânesses, 2017
Le post-moderne manifeste une distance critique avec la modernité et refuse sa prétention exclusive. Lui, revient sur l’histoire artistique, sur les modèles, compositions ou motifs du passé. Il les réhabilite, les juxtapose, les cite, leur rend hommage ou les pastiche avec ironie. Ainsi, à titre d’exemple, on peut dire que l’image du présent article est une composition de deux images de temps différents de l’histoire de l’art et relève du post-moderne puisqu’il les met sur le même plan. En architecture, cela aboutit à un nouvel éclectisme. Les références à l’art du passé sont des plus variables et le résultat passe par le collage d’éléments hétéroclites, même si le surréalisme a utilisé ces pratiques auparavant.
Il veut effacer la rupture entre culture savante et populaire. L’ironie est sa marque de fabrique, le kitsch un trait : Jeff Koons érige le pire kitsch en œuvre d’art, le marché le suit. Dans l’art moderne, l’artiste est au centre de l’interprétation esthétique. Dans le post-moderne, c’est le public, quelle que soit sa classe sociale. Pierre et Gilles en sont une bonne illustration. « Ce qu’il y a de commun aux artistes postmodernes, c’est la faculté de reprendre et de faire revivre les codes traditionnels les plus sérieux, en évitant de se prendre au sérieux, sans toutefois les déconsidérer en tombant dans des formes de dérision. » résume avec justesse le contributeur de Wikipédia.
« Tree of Life. This Time With Feeling ». Aux racines de l’Arbre
Les tableaux de David Salle à la Galerie Thaddaeus Ropac, avec leur réjouissante coexistence des forces créatrices, démontrent que le post-modernisme se porte bien en peinture.
Le sous-titre « This Time With Feeling » « Cette fois avec des sentiments », ne cache pas la mélancolie, celle de toute une époque qui a perdu ses vieux mythes, mais cependant aujourd’hui avec moins de désenchantement.
Exposition David Salle Galerie Thaddaeus Ropac, 2023
Les images sont pleines d’humour muet, épinglent les mœurs de la petite bourgeoisie newyorkaise. L’humeur est claire comme les dessins. Mais l’artiste demeure fidèle à sa manière d’envisager l’art. L’arbre dénudé, le sujet qui « crève » la toile et devient un motif répétitif, cache ses racines, mais pas ses références.
En 2023 les tableaux reprennent les mêmes principes que les œuvres des années 70 : deux images étranges, mais qui s’alimentent l’une l’autre, bien que leur rupture soit patente.
Formellement, une partie supérieure – les 4/5 de la toile- représente des saynètes de la vie quotidienne dans le New-York des années 40-50, avec ses couples qui se parlent ou sont en conflit, des groupes d’hommes dans leur intérieur ou avec leur voiture qui échangent, des animaux, des préparatifs mondains. Cette comédie humaine est muette, c’est un univers de caricaturiste dont il manquerait les bulles de répartie entre les personnages. Au spectateur de les imaginer. Ces dessins en ligne claire sont un hommage à Peter Arno qui faisait les couvertures du New Yorker, entre 1928 et 1968 et que David Salle admirait pour « sa capacité à vendre un geste ou une situation avec très peu de coups de pinceau. » ( Catalogue de l’exposition) Le caricaturiste reflète l’effervescence de la ville, ce que le jazz ne pouvait pas faire. Comme la plupart des post-modernes, David Salle est un témoin social, mais lui n’est pas engagé, à la différence d’un Carl André ou d’un Beuys.
Les arbres sont traités avec le même geste, en couleur, sans feuille, comme si c’était l’hiver, ils marquent la fin de la série peinte par l’artiste, mais la stylisation rappelle d’autres représentations comme celles de Cranach ou, plus encore, de Hannah Cohoon de la secte des Shakers qui, de 1823 à 1860, a représenté la vision spirituelle des croyants, des dons de l’Esprit sous la forme de fruits suspendusaux arbres, dans un style primitif. Cette peintre est une référence de la peinture américaine.
Dans cette « coupe de vie », les arbres de Salle n’ont pas de racines visibles ; celles-ci se trouvent symboliquement cachées dans la partie basse, le 1/5 restant, qui reprend les codes de la peinture religieuse de la Renaissance, avec les prédelles des autels ou de leur triptyque, dont le retable de Grünewald est le plus connu. David Salle ici fait dans le bizarre, dans l’allusion, avec beaucoup de liberté.
Les parties basses sont en effet étonnantes et expriment la part d’improvisation dont David Salle fait preuve, avec des taches, des collages de moquette peinte, des morceaux de corps peints : autant de références à l’expressionnisme abstrait américain, au surréalisme. Une représentation de la cacophonie de la vie moderne ?
Ci-contre détail lien partie haute/partie basse
Ce sont ces mouvements artistiques qui constituent l’humus avec les racines de l’arbre supérieur. Tout se passe comme si l’arbre de vie symbole de l’immortalité était avant tout un arbre de l’art immortel. Ces scènes parodient peut-être le mythe de la créativité, entre un artiste et une muse, auquel les scènes de couple issues des couvertures de Arno font penser.
La référence biblique est patente, jusque dans le titre.
Alors que dans la Genèse, l’arbre de vie coexiste avec l’arbre de la connaissance, et les autres du paradis perdu, l’artiste, qui met d’ailleurs plusieurs arbres dans certains de ses tableaux, semble revenir lui aussi sur la distinction du bien et du mal, sur la connaissance et l’ignorance ;il n’est pas dans le champ religieux, plutôt dans le champ social et surtout artistique. Il fait coexister les deux en images, il affiche la multiplicité des points de vue comme tout post-moderne.
Avec lui, les couples de Newyorkais deviennent des Adam et Eve du temps présent qui se font face. Les arbres peints sont dans un Eden de petits bourgeois. Si sous ses pinceaux ce paradis est risible, l’artiste ne prend pas parti, il laisse le spectateur juger. Il l’exprime en ne dissociant pas l’humour et la mélancolie, sans tristesse, avec émotion. Le sous-titre de la série trouve alors son sens : « Cette fois avec des sentiments. »
Cette série témoigne de la permanence et de la pertinence de ce qu’on a désigné sous le terme de post-modernité ou encore de New Image Painting qui dans l’ambiguïté stimule la curiosité et l’émoi. Le spectateur est invité à se plonger dans les flux continus de l’art, avec ou sans collision formelle, avec de multiples références à rechercher. David Salle puise dans le fond religieux de l’humanité, mais est bien loin de créer une piété populaire ou d’interpréter la Genèse, comme le fait Gérard Garouste. Il se contente de lui donner une actualité sociale aujourd’hui en utilisant des dessins d’il y 50 ans.
Dans la vingtaine de toiles présentées, c’est la permanence de l’arbre et des caricatures de Arno qui surprend et non plus l’extraordinaire explosion des tableaux dont on avait l’habitude. Son arbre cache-t-il une forêt à venir ?
Jean Deuzèmes
« Tree of Life, This Time With Feeling », Galerie Thaddaeus Ropac.7, rue Debelleyme, Paris 3e. Jusqu’au 4 mars.
[1] Cité par Bernard Blistène, catalogue de l’exposition 2022.
[2] Dans un de ses livres fameux, Nous n’avons jamais été modernes (1991), Bruno Latour construit une anthropologie de la complexité du monde, celui-ci étant constitué d’objets hybrides car, dans leur production, ils relèvent du politique, de l’économie et de la culture. Nos téléphones portables, objets de la mondialisation en sont un exemple. Si le monde moderne avait voulu séparer la connaissance du social et de la politique, il semble nécessaire au philosophe de penser l’hybride et les fonctionnements en réseaux. Pour lui, la modernité a failli et le progrès ne peut y être rattaché. Il ne réfère pas à la pensée post-moderne, à son relativisme dont on lui fait procès, il parle de non-moderne.