Le 25 mai dernier, cinquante personnes ont participé au débat avec Bernard Perret autour de son dernier livre Violence des dieux, violence de l’homme – René Girard, notre contemporain. Une occasion unique pour découvrir l’utilité de la pensée de René Girard, pour nous aujourd’hui, chercheurs de sens et/ou chrétiens en chemin. La note de lecture de Jacques Debouverie

>> Visionner la vidéo de ce débat : https://youtu.be/B3Xb_lWe4bk

L’humanité n’a pas d’autre solution pour survivre que d’affronter sa violence.

Voilà l’ouvrage qui manquait : Bernard Perret dresse dans ce livre un panorama intellectuel complet de la pensée 4de René Girard. Bernard Perret, Violence des dieux, violence de l’homme – René Girard, notre contemporain, Seuil, 2023.

Une synthèse critique magistrale de l’œuvre de René Girard

Non seulement le livre propose une synthèse magistrale de la théorie mimétique, mais il la met brillamment dans la perspective de nombreux domaines scientifiques, la critique finement ou la relativise sur des sujets où Girard a été incomplet, passablement désinvolte ou trop enclin au pessimisme. Les références et les analyses croisées avec d’autres auteurs abondent pour démontrer la fécondité d’une pensée majeure pour notre temps et au final pour détailler son utilité individuelle et collective sur le plan pratique, politique et sociétal. 

Violence Des Dieux Violence De L Homme Rene Girard

En 90 pages Perret fait d’abord découvrir clairement cinq grands livres et cinq notions clés de Girard. Mêmes ceux qui n’ont jamais rien lu de Girard pourront aisément savourer la profondeur et la richesse de ses théories : le « désir mimétique », « l’origine violente de la culture », le mécanisme du « bouc émissaire » et le « dévoilement du mécanisme victimaire » par les Évangiles.
Davantage que de théories, d’idées philosophiques ou de concepts sociologiques, il s’agit d’ailleurs pour Girard d’instruments d’analyse qui partent de l’expérience des rapports humains les plus simples. Perret montre pourtant les audaces de Girard sur le plan anthropologique, sur son interprétation du langage, de l’histoire humaine et de la culture, et au final ce qu’apporte de nouveau cette pensée. 

La confrontation avec d’autres penseurs

Aux chapitres 2 et 3, Perret confronte certains points de la théorie mimétique à d’autres travaux philosophiques ou scientifiques. Girard n’a-t-il pas trop négligé la « mimesis positive » dans les rapports socio-économiques, c’est-à-dire les aspects bénéfiques du désir d’imitation, en mettant trop au premier plan la rivalité violente pouvant en découler ? Le désir de reconnaissance, si évident dans nos rapports sociaux, n’est-il qu’un désir mimétique comme le suggérait Girard ? A-t-il eu raison de reprocher à Hegel de sous-estimer la violence des conflits sociaux ? N’a-t-il pas trop insisté sur la méconnaissance du mimétique qui serait nécessaire à son efficacité alors que des incitations à l’imitation des comportements fonctionnent manifestement aussi bien en toute transparence ?
N’a-t-il pas sous-estimé l’autonomie relative du « moi du désir » et de la mémoire émotionnelle en insistant trop sur « l’interdividualité » c’est-à-dire l’entre-deux du désir ? Le narcissisme n’est-il vraiment qu’une ruse inconsciente du désir, comme le disait Girard ? Perret souligne que l’intuition de Girard est pleinement confirmée par la découverte des neurones miroirs, et au vu de certains travaux scientifiques, il voit des prolongements possibles de la psychologie mimétique dans une science nouvelle qu’il baptise « sociologie mimétique ». 

Perret confronte aussi Girard, en lui donnant raison le plus souvent, à Freud, Lacan et Julia Kristeva tout en analysant finement ses omissions et les points possibles de rencontre intellectuelle avec ces grands penseurs. C’est un des grands intérêts du livre. Au sujet de la sexualité et de ce qu’en disait Freud, Perret estime que Girard est passé un peu vite sur la dimension sensible et corporelle de l’amour filial et que le corps est un grand absent de ses écrits. Selon Perret, Sartre fait douter de la pertinence du « schéma triangulaire » de Girard pour rendre compte du désir sexuel.
En revanche les deux auteurs s’accorderaient sur le fait que le besoin de séduire est foncièrement de nature rivalitaire. 

Les analyses de Girard recoupent nombre de celles de Dürkheim (sur la force impersonnelle du sacré primitif et l’origine religieuse de la culture) et de Mauss (sur la fonction du don dans la socialité primitive). Girard était en revanche virulent, à juste titre selon Perret, contre le structuralisme et Lévi-Strauss qui persistait à ne voir ni le mécanisme sacrificiel dissimulé derrière les mythes, ni la réalité de la violence originaire. Perret en citant Dumouchel et Derrida estime que l’avantage comparatif de la théorie mimétique est qu’elle « relie intimement l’origine de la pensée symbolique à l’origine de la religion (ou du sacré), des rituels, des mythes, des règles, des distinctions morales et, en fait, des institutions humaines de base » (p. 204). Girard a le mérite de nous apprendre que « la métaphysique n’a pas de fondement qui lui soit propre » (p. 208) et que le « signifiant transcendantal » par excellence passe en effet par la violence fondatrice (p. 209). 

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Rubens, Caïn tuant Abel, détail, 1609

Perret poursuit au chapitre 3 de façon inattendue en montrant une convergence de l’analyse girardienne du passage du sacrifice à la culture avec la théorie de « l’âge axial » de Karl Jaspers. Selon celle-ci, de nouveaux modes de pensée ont émergé quasi simultanément entre -800 et -200 avant JC en Perse, en Chine, en Inde, en Palestine et en Grèce. Les civilisations humaines auraient ainsi parcouru des chemins parallèles pour découvrir des principes éthiques ou spirituels de portée universelle, faisant la transition entre le monde du sacré archaïque et le monde moderne structuré par des valeurs transcendantes de plus en plus autonomes du religieux sacrificiel. Chez les grecs par exemple les idées de liberté et du politique se sont émancipées dans un climat d’unanimité violente. Perret met ainsi en exergue que Girard a admis au moins implicitement que l’être humain ne peut subsister sans rapports transcendants avec les fondements ultimes au-delà de ce monde, même si pour lui l’autonomie progressive de cette transcendance par rapport au sacré n’est pas sans danger. 

Pour un renouveau théologique

Le chapitre 4 revient sur « la singularité » de la révélation judéo-chrétienne qui selon Girard est indissociable de la théorie mimétique. Perret rappelle les thèses de Girard sur la portée anthropologique du message évangélique : dévoilement complet de l’absurdité du mécanisme victimaire, la violence vue comme l’incarnation du mal originel, la dénonciation de la théologie sacrificielle et de son usage abusif dans la liturgie, l’inversion de la logique des bourreaux en mettant au centre le souci de la victime et le pardon, etc. La synthèse de Perret suggère toutefois quelques éclairages novateurs. La pointe de la morale évangélique consisterait à « dépasser la réciprocité » du ressentiment (p. 275), Dieu s’avérant totalement étranger à la règle biblique « œil pour œil, dent pour dent ». Girard serait le précurseur d’une lecture « figurale des écritures » lorsqu’il repère « dans les textes les indices d’un schisme anthropologique » (p. 287). 

Girard n’est pas allé lui-même jusqu’à proposer un renouveau théologique fondé sur une compréhension non sacrificielle du message du Christ, alors que celle-ci oblige les théologiens à « une reconfiguration des systèmes de sens » (p. 295). Perret donne deux exemples de cette reconfiguration nécessaire. D’une part la doctrine traditionnelle du « salut éternel », d’inspiration individualiste et dualiste, paraît difficilement compatible avec la théorie mimétique lorsqu’elle suggère la « dissolution » du sujet en décrivant le désir comme une réalité « interdividuelle » (p. 298). D’autre part « l’enjeu central d’une théologie post-girardienne est le passage d’une vision transactionnelle à une vision communicationnelle du rapport à Dieu » (p. 300), c’est-à-dire le passage d’un donnant-donnant entre l’homme et Dieu, bonnes actions contre salut, à la participation consciente à l’édification du royaume de Dieu par reconfiguration libératrice de notre imaginaire ou par « sémiose transformatrice » (p. 301). 

Violences sans fin : l’utilité de Girard aujourd’hui

La dernière partie du livre – « violences sans fin » – est passionnante, Perret tente de mettre en perspective la « vision apocalyptique » si particulière de Girard, l’inévitable « montée aux extrêmes » de la violence mimétique. Le pessimisme de Girard aurait-il pour seule implication pratique que la conversion individuelle, le retour à des valeurs sacrées, voire « l’individualisme mystique » (p. 305)? Perret propose d’argumenter de manière moins déterministe les possibilités d’évolution du monde même s’il est privé de ses « protections sacrificielles » en tirant un fil de pensée que Girard a peu exploité : penser la civilisation sortie du monde sacrificiel des origines, affranchie de la signification soi-disant sacrée des valeurs, de la ritualisation de la concurrence et de la compétition qui ne cesse de nous obséder et du « principe amis/ennemis » qui revient toujours à justifier l’hostilité. Bref, en termes politiques, imaginer une démocratie capable du compromis et de l’art du dissensus.

La bonne lecture apocalyptique pour Perret n’est pas la disparition des protections sacrificielles menant au chaos. Elle est bien davantage le fait que l’humanité ne progresse pas assez vite pour construire un ordre social non-violent face aux immenses périls de la transition écologique, la montée de l’injustice sociale et le retour de la guerre. Nous allons devoir « radicaliser la paix » ou bien disparaître. Quand Girard soutient que la justice et la vérité dépendent du sacré, Perret complète en soulignant que la transcendance demeure à l’œuvre même en l’absence du religieux, que les valeurs s’autonomisent progressivement du sacré et que notre monde continue de créer des valeurs.  

Girard ne fait pas l’unanimité et Jean-Louis Schlegel souligne dans sa préface « l’éclipse relative de Girard en France ». Est-ce dû à son apologie du christianisme ou à son originalité qui ne respecte pas le cloisonnement des disciplines intellectuelles ? En conclusion de son parcours si finement argumenté, Perret insiste plutôt sur l’apport majeur de Girard : la démystification de la violence en en faisant ressortir « l’extrême banalité et les ressorts toujours identiques » (p. 364). L’humanité n’a pas d’autre solution pour survivre que d’affronter intimement, individuellement et collectivement sa violence : la théorie mimétique « invite à considérer d’un œil critique toute justification de la violence, si rationnelle qu’elle paraisse » (p. 365). Telle est sa force incomparable pour nous aujourd’hui.

Jacques Debouverie

Jacques Debouverie

Ingénieur-urbaniste de métier, conseil auprès des collectivités locales et formateur. Responsable associatif dans le domaine du droit au logement des jeunes. Participant de la communauté de Saint Merry depuis les années 80, en équipe à la Mission de France. Père de famille et diacre.
Parmi ses publications "Dieu vu du bas - lettres à des amis de tous bords", Editions Futurbain, 2020.

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