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Dans le tiroir de Jean – épisode 2 –

Louis Aragon

Dans mon bureau il y a un gros  tiroir où je plonge souvent. J’y ai déposé, sur des feuilles volantes, des copies de textes d’auteurs divers. Ces feuilles se sont comme sédimentées et forment une couche épaisse mais je les tourne et les retourne souvent pour qu’elles prennent l’air, l’air du temps, et parfois je vais chercher les plus anciennes, celles qui sont restées collées au fond du tiroir. Textes d’aujourd’hui , d’hier et de jadis, signés de noms connus et parfois textes anonymes, éclats, confidences, illuminations, prières, cris…

Notre ami Robert Picard s’en est allé le mardi 27 juin. Des amis de Saint-Merry, j’en ai tant vu qui s’en allaient ces temps derniers ! J’entends la chanson que Jean Ferrat a composée sur un poème d’Aragon. J’habite ces paroles. Qui parle ? Aragon ? Moi ? Robert ? Toi ? Vous ?

Et de qui parlent-elles ces paroles ? Parfois, oui, de Robert, du souci de son frère et des Syriens martyrisés dont il nous rapportait les nouvelles, de ses rêves d’une société plus juste, de sa volonté de convaincre et de son absence de colère. Et quand ses yeux malades étaient emplis de larmes, était-ce à force de regarder « ce qu’on fait de vous, hommes femmes, ô pierre tendre tôt usée » ?

J’entends, j’entends

J’en ai tant vu qui s’en allèrent
Ils ne demandaient que du feu
Ils se contentaient de si peu
Ils avaient si peu de colère

J’entends leurs pas j’entends leurs voix
Qui disent des choses banales
Comme on en lit sur le journal
Comme on en dit le soir chez soi

Ce qu’on fait de vous hommes femmes
Ô pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme

Les choses vont comme elles vont
De temps en temps la terre tremble
Le malheur au malheur ressemble
Il est profond profond profond

Vous voudriez au ciel bleu croire
Je le connais ce sentiment
J’y crois aussi moi par moments
Comme l’alouette au miroir

J’y crois parfois je vous l’avoue
À n’en pas croire mes oreilles
Ah je suis bien votre pareil
Ah je suis bien pareil à vous

À vous comme les grains de sable
Comme le sang toujours versé
Comme les doigts toujours blessés
Ah je suis bien votre semblable

J’aurais tant voulu vous aider
Vous qui semblez autres moi-même
Mais les mots qu’au vent noir je sème
Qui sait si vous les entendez

Tout se perd et rien ne vous touche
Ni mes paroles ni mes mains
Et vous passez votre chemin
Sans savoir que ce que dit ma bouche

Votre enfer est pourtant le mien
Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens

Quelle heure est-il quel temps fait-il
J’aurais tant aimé cependant
Gagner pour vous pour moi perdant
Avoir été peut-être utile

C’est un rêve modeste et fou
Il aurait mieux valu le taire
Vous me mettrez avec en terre
Comme une étoile au fond d’un trou

« J’entends, j’entends », poème d’Aragon (1997-1982) recueilli dans Les Poètes, Gallimard.
(Texte revu et corrigé en 1968 et 1976, mis en musique par Jean Ferrat, chanté aussi par Marc Ogeret)

RobertPicard28juin23
verrier.jeanetmarie
Jean Verrier

Universitaire à la retraite (Paris 8, département de littérature, de 1970 à 2000). Membre du CPHB, devenu le Centre pastoral Saint-Merry, depuis 1981. Sept petits-enfants.

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