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Deux « ministres » chrétiennes en l’an 112

Nouvelles fraîches et prises sur le vif en 112 après Jésus-Christ, d’après deux lettres. L’empereur Trajan tentait de redonner vigueur aux cultes traditionnels et de restaurer le paganisme en voie d’extinction. Pline le Jeune, en bon gouverneur, fait tout ce qu’il peut pour faire se repentir les chrétiens. On sent sa gêne et ses scrupules. Alors il écrit directement à Trajan et le questionne sur la politique et l’attitude à adopter pour gérer le problème posé par la secte des chrétiens qui prolifère – excellente et passionnante description, en un paragraphe, de ce groupe qui dérange.

Pline lui raconte ce qu’il a déjà fait, qui est considérable. Mais il est gêné d’un point de vue éthique. Pour agir avec justesse, il a jugé qu’il lui fallait être informé. C’est pourquoi il a fait arrêter deux chrétiens pour les questionner (au sens fort !). Deux, parce qu’on peut vérifier si les dires concordent. Il a choisi deux personnes bien à même de répondre pour leur communauté, deux femmes. Est-ce parce qu’elles vont plus vite céder à la torture ? Pas du tout.

C’est parce qu’elles ont rang officiellement de « ministrae » (ministres) dans leur groupe. On peut penser aux nombreuses raisons qui ont motivé ce choix, et à tout un éventail de réactions chez ces femmes. Le plus fort – et qui peut nous rendre tous fiers encore aujourd’hui –, ces femmes sont des servantes (ancillae) ; et ce sont elles qui sont ministres de la communauté. De quoi déranger effectivement. Et je ne veux pas dire déranger seulement l’empereur et le gouverneur romains, mais déranger bien du monde encore aujourd’hui.

Pline écrit de Bithynie (Turquie actuelle) à son empereur, Trajan, en 112 après J.-C. Trajan essayait de lutter pour restaurer le paganisme en voie d’extinction, et sa réponse est également très intéressante. Pline et Trajan laissent ainsi indirectement un témoignage partial certes, mais sérieux, sur ce qui était alors important, essentiel, pour les disciples de Jésus, et posait tant de problèmes au pouvoir impérial, car … que sanctionner au juste ? De nos jours, en ces temps où l’on cherche partout à abolir les discriminations blessantes et irrationnelles, il y a de quoi réfléchir. Et sans doute à plus d’un titre aussi dans notre chrétienté d’aujourd’hui.

On ne connaît même pas le nom de ces deux femmes. On ne sait si elles sont mortes ou si elles ont été ensuite relâchées. Dans les personnes arrêtées, il y avait certainement des femmes et Pline ne fait aucune différence, pas plus que les chrétiens eux-mêmes. La manière dont vivait cette communauté me semble en harmonie avec l’Évangile.

Fresque-des-Catacombes-de-San-Gennaro-extrait
Fresque des catacombes de San Gennaro à Naples

1 Lettre de Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, à l’empereur Trajan ( X,96)

Maître,
c’est une règle pour moi de te soumettre tous les points sur lesquels j’ai des doutes : qui pourrait mieux me diriger quand j’hésite ou m’instruire quand j’ignore ?
Je n’ai jamais participé à des informations contre les chrétiens ; je ne sais donc à quels faits et dans quelle mesure s’appliquent d’ordinaire la peine ou les poursuites.
Je me demande non sans perplexité :
– s’il y a des différences à observer selon les âges, ou si la tendre enfance est sur le même pied que l’adulte ;
– si l’on pardonne au repentir, ou si qui a été tout à fait chrétien ne gagne rien à se dédire ;
– si l’on punit le seul nom de chrétien en l’absence de crimes, ou les crimes qu’implique le nom.

En attendant, voici la règle que j’ai suivie envers ceux qui m’étaient déférés comme chrétiens.
Je leur ai demandé à eux-mêmes s’ils étaient chrétiens :
– à ceux qui avouaient, je l’ai demandé une seconde et une troisième fois en les menaçant du supplice ;
– ceux qui persévéraient, je les ai fait exécuter : quoi que signifiât leur aveu, j’étais sûr qu’il fallait punir du moins cet entêtement et cette obstination inflexibles ;
– d’autres, possédés de la même folie, je les ai, en tant que citoyens romains, notés pour être envoyés à Rome.
Bientôt, comme il arrive en pareil cas, l’accusation s’étendant avec le progrès de l’enquête, plusieurs cas différents se sont présentés : on a affiché un libelle sans signature contenant un grand nombre de noms :
– ceux qui niaient être chrétiens ou l’avoir été, s’ils invoquaient les dieux selon la formule que je leur dictais et sacrifiaient par l’encens et le vin devant ton image que j’avais fait apporter à cette intention avec les statues des divinités, et si, en outre, ils blasphémaient le Christ – toutes choses qu’il est, dit-on, impossible d’obtenir de ceux qui sont vraiment chrétiens – j’ai pensé qu’il fallait les relâcher ;
– d’autres, dont le nom avait été donné par un dénonciateur, dirent qu’ils étaient chrétiens, puis prétendirent qu’ils ne l’étaient pas, qu’ils l’avaient été à la vérité, mais avaient cessé de l’être, les uns depuis trois ans, d’autres depuis plus d’années encore, quelques-uns même depuis vingt ans. Tous ceux là aussi ont adoré ton image ainsi que les statues des dieux et ont blasphémé le Christ.
D’ailleurs, ils affirmaient que le sommet de leur faute ou leur erreur avait été d’avoir l’habitude de se réunir un jour fixe avant le lever du soleil, de chanter l’un à l’autre alternativement et successivement un hymne au Christ comme à un dieu, et de s’engager par serment non à perpétrer quelque crime mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne pas manquer à la parole donnée, à ne pas nier un dépôt réclamé en justice. Que ces choses accomplies, ils avaient l’habitude de se séparer, et de se réunir de nouveau pour prendre leur nourriture qui, quoiqu’on dise, est ordinaire et innocente; qu’ils avaient cessé de le faire après mon édit par lequel j’avais, selon tes instructions, interdit les hétaïries [1].
J’ai cru d’autant plus nécessaire d’essayer de découvrir à partir de deux esclaves (ancillae) que l’on disait ministres (ministrae [2]) ce qu’il pouvait y avoir de vrai là-dedans, de l’obtenir même par la torture : je n’ai trouvé rien d’autre qu’une superstition déraisonnable et sans mesure.
Aussi ai-je suspendu « l’information » pour recourir à ton avis.

L’affaire m’a paru mériter que je prenne ton avis, surtout à cause du nombre des accusés. Il y a une foule de personnes de tout âge, de toute condition, des deux sexes aussi, qui sont ou seront mises en péril. Ce n’est pas seulement à travers les villes, mais aussi à travers les villages et les campagnes que s’est répandue la contagion de cette superstition.
Je crois pourtant qu’il est possible de l’enrayer et de la guérir. Il n’est certes pas douteux que les temples, qui étaient désormais presque abandonnés, commencent à être fréquentés ; que les cérémonies rituelles longtemps interrompues sont reprises, que partout on vend la chair des victimes qui jusqu’à présent ne trouvait plus que de très rares acheteurs. D’où il est aisé de penser quelle foule d’hommes pourrait être guérie si l’on accueillait le repentir.

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Photo Aruba

2 Réponse de Trajan à Pline le Jeune

Mon cher Pline,
Tu as suivi la conduite que tu devais dans l’examen des causes de ceux qui t’avaient été dénoncés comme chrétiens. Car on ne peut instituer une règle générale qui ait, pour ainsi dire, une forme fixe. Il n’y a pas à les poursuivre d’office.
S’ils sont dénoncés et convaincus, il faut les condamner, mais avec la restriction suivante : celui qui aura nié être chrétien et en aura, par les faits eux-mêmes, donné la preuve manifeste, je veux dire en sacrifiant à nos dieux, même s’il a été suspect en ce qui concerne le passé, obtiendra le pardon comme prix de son repentir.
Quant aux dénonciations anonymes, elles ne doivent jouer aucun rôle dans quelque accusation que se soit; c’est un procédé d’un détestable exemple et qui n’est plus de notre temps. ( ! )

Vous trouverez le latin intégral ici : https://recherches-entrecroisees.net/2020/09/21/les-chretiens-et-leurs-ministres-au-feminin-au-temps-de-pline-le-jeune-112-ap-j-c/

Je mets en latin ce qui concerne la description des chrétiens :

 7 Affirmabant autem hanc fuisse summam vel culpae suae vel erroris, quod essent soliti stato die ante lucem convenire, carmenque Christo quasi deo dicere secum invicem seque sacramento non in scelus aliquod obstringere, sed ne furta ne latrocinia ne adulteria committerent, ne fidem fallerent, ne depositum appellati abnegarent. Quibus peractis morem sibi discedendi fuisse rursusque coeundi ad capiendum cibum, promiscuum tamen et innoxium; quod ipsum facere desisse post edictum meum, quo secundum mandata tua hetaerias esse vetueram. 

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Calice d’ivoire, Palestine

[1] Calque du grec ἑταιρεία, qui signifie association, club, compagnie.

[2] Forme féminine de l’adjectif substantivé minister, -trī  (juste après le féminin pluriel ancillae, les servantes) : un minister en latin est un serviteur. Le terme vient de minus (adverbe qui a donné moins, de même sens) mais s’emploie dans un sens assez noble ou religieux. D’où peut-être  (mais pourquoi ? )  la traduction parfois par « diaconesse », un autre calque du grec ( διάκονος qui était en même temps masculin et féminin avant qu’on crée διακόνισσα, nom uniquement féminin).

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Marguerite Champeaux-Rousselot

Marguerite Champeaux-Rousselot est historienne et anthropologue, (spécialité : religions de l’Antiquité ; observation et traduction des objets, « traces » et témoignages). Mère et grand-mère, longtemps ardemment investie dans la vie associative laïque, elle a enseigné le grec et pratique une lecture critique contextualisée. Une approche historique, scientifique et humaine redonne vie aux mots de jadis qui sont aujourd’hui encore facteurs de paralysie ou sources de dynamisme.

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