Le dicastère pour la Doctrine de la Foi réaffirme que le catholicisme est incompatible avec la franc-maçonnerie, citant une déclaration de 1983, signée par Joseph Ratzinger. Il souligne que les catholiques membres des loges sont en “état de péché grave”. Reste à connaître le pourquoi de ce rejet constant, depuis des siècles. La chronique d’Alain Cabantous

Dans sa réponse à un évêque philippin, le dicastère pour la Doctrine de la Foi a réitéré l’incompatibilité du catholicisme avec une adhésion à la franc-maçonnerie en ces termes : « ceux qui sont formellement et sciemment membres de loges maçonniques et qui ont embrassé les principes maçonniques, tombent sous le coup des dispositions de la déclaration susmentionnée. Ces mesures s’appliquent également aux ecclésiastiques inscrits dans la franc-maçonnerie ». Ladite déclaration susmentionnée, signée par Ratzinger et datée de novembre 1983, réaffirmait que « les catholiques affiliés aux loges étaient « en état de péché grave ». Elle précédait de quelques jours l’entrée en vigueur du nouveau droit canon (27 novembre 1983) où ne figuraient ni la condamnation explicite de la franc-maçonnerie, ni l’excommunication de ses membres. Ce dont on peut se réjouir. Mais une fois encore, la position itérative de Rome se situe entre la relativisation juridique (comme si ce foutu droit canon constituait la seule référence pour la réglementation des conduites) et la continuité doctrinale.

Dieu Créateur Bible Historiale De Guiard Des Moulins, Paris, Début Du Xve Siècle. Bnf, , Français 3, F. 3v
Dieu créateur, Bible historiale de Guiard des Moulins, Paris, XVe siècle, Ms. Français 3, f. 3v, BnF.

Reste à connaître le pourquoi de cette attitude pérenne. Dans les faits, après une longue histoire d’abord liée aux communautés de métier, la première Grande Loge de Londres est née en 1717 avant que le mouvement ne s’implante lentement en France au cours des décennies suivantes. Vers 1750, en effet, il existait une cinquantaine de loges puis près de 700 (689) à la veille de la Révolution dont quelques loges féminines, soit environ 50 000 personnes affiliées. La première caractéristique tenait à la sociabilité ouverte du mouvement. Contrairement au principe des trois ordres distincts qui structurait encore la société, toutes les catégories y étaient admises, exception faite cependant des domestiques, des paysans et des travailleurs manuels… Ce qui fait quand même beaucoup ! En réalité les loges étaient majoritairement peuplées de membres du Tiers-Etat (plus des trois-quarts des maçons) avec une sur-représentation de négociants et d’hommes de loi alors que le clergé constituait un peu moins de 10 % des effectifs en 1789. Ce qui n’empêchait pas l’adhésion de protestants.

Augustin Barruel
L’abbé Augustin Barruel (1741-1820), par Auguste Pidoux,, 1825

Diversité qui se retrouve dans la culture maçonnique. Si dès le début, les loges se veulent les héritières des compagnons maçons du Moyen-âge, elles entendent aussi œuvrer pour le bonheur de l’humanité et sa régénération morale à travers des œuvres philanthropiques et dans un esprit d’égalité sans pour autant fonctionner toutes de la même façon. Certaines restent de simples assemblées agréables, d’autres véhiculent les idées des Lumières, d’autres encore penchent vers l’ésotérisme comme à Lyon. En outre, la Grande Loge de Paris ne réussit jamais à fédérer l’ensemble. Au contraire, deux obédiences devenues rivales, la Grande Loge et le Grand Orient, se réclamèrent de la conduite du mouvement. Cette diversité et cette fragmentation vont à l’encontre de la thèse avancée par l’abbé Barruel pour qui les origines de la Révolution française relevaient d’un complot fomenté par la franc-maçonnerie. Thèse d’autant plus intenable que les francs-maçons étaient, avant ce tournant majeur, respectueux de la monarchie et souvent bons catholiques et que leurs choix politiques après 1789 furent très variés. Voyez Joseph de Maistre, maçon durant pratiquement toute sa vie, conservateur notoire, voire réactionnaire et ultramontain déclarant que « la franc-maçonnerie en général, qui date de plusieurs siècles […] n’a certainement, dans son principe, rien de commun avec la révolution françoise »

Alors pourquoi cette méfiance puis ce long rejet de la part de l’Eglise romaine qui condamna le mouvement à deux reprises au XVIIIe siècle (1738 et 1751) ? Celle-ci y voit une sorte de nouvelle religion, hostile aux dogmes. Pourtant l’insistance de la maçonnerie sur l’importance de la fraternité ne faisait que reprendre l’un des fondements du christianisme, largement ignoré dans les sermons du XVIIIe siècle. Le rituel secret des réunions pouvait aussi être l’objet d’interprétations malveillantes. En outre, le mouvement avait instauré un nouvel état d’esprit dans les pays où il était bien implanté (Royaume-Uni, Belgique). Etat d’esprit qui s’enrichit d’autres caractères au cours du XIXe siècle et qui nourrit l’hostilité pontificale. La franc-maçonnerie affirma sa dimension internationale et son engagement dans la cité pour agir sur la société. En France, son anticléricalisme de plus en plus affiché alla jusqu’à supprimer en 1877, mais non aux Etats-Unis, l’obligation de se référer à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. Ce qui provoqua d’ailleurs une nouvelle scission en 1913 avec les maçons théistes regroupés dans la Grande Loge.

En réalité, le rappel de la position pontificale ne devrait pas troubler outre mesure les 150 000 maçons de notre pays, soit 25 % de l’effectif européen, qui échappent à l’excommunication, eux qui aujourd’hui sont incroyants ou agnostiques pour la plupart.

Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

  1. ANDRE LETOWSKI says:

    Merci Alain pour ce rappel historique fouillé, qui rappelle notamment que la franc-maçonnerie à l’origine intégrait Dieu et l’immortalité de l’âme (j’ai failli être intégré dans une telle loge), qu’en France son exclusion ne provenait largement que de querelles de pouvoirs civil (des hommes de bonne volonté pour travailler sur le bonheur de l’humanité, souvent anticléricaux) et catholique (condamnation de la hiérarchie). Fort heureusement, je connais nombre d’amis croyants très impliqués dans des loges, où l’on travaille sérieusement ce qui concerne l’humanisme. Certes il existe des loges où la préoccupation première est la représentation sociale et l’influence sociétale, voire la magouille, comme cela est dans toute organisation sociale. André Letowski

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