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Thibault Lucas, « Les Habitants » entre art et réalité

L’art trouble, les installations du Socle n’y dérogent pas, mais elles le font sur le mode de la beauté et de l’originalité. Or l’actuelle installation est questionnée par la réalité sociale d’un campement d’exilés, au bout de la rue ! Comment aborder les termes de cette confrontation ? La chronique de Jean Deuzèmes

Deux mondes

D’octobre à décembre 2023, Thibault Lucas prend possession du Socle, au pied de l‘église Saint-Merry, il l’a même débordé puisqu’il a collé une fresque gigantesque sur le mur, devant la minuscule tente dorée du Socle. Cette œuvre de l’urgence, celle du quotidien des migrants, est séduisante et affirme à sa manière que nous sommes ensemble les habitants d’une même planète.

« C’est une tente humble par sa forme, mais riche par sa matière. Elle tient de la crèche. »

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Thibault Lucas, Les Habitants, 2023

Or, en décembre 2023, à l’autre bout de la rue du Cloître-Saint-Merry, sous l’immense porte-à-faux de l’école primaire publique Saint-Merri, une centaine de migrants installent leur tente chaque soir, quand l’école est fermée et les replient chaque matin, vers 5H30 pour que les écoliers retrouvent leur espace.

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École Saint-Merri, décembre 2023

Ils sont une centaine, des hommes principalement, venus d’Afrique de l’Ouest, des mineurs souvent, mais aussi quelques familles avec jeunes enfants. Des parents de l’école aidés d’associations (Utopia 56 et Paris d’exil), constatant qu’aucune solution n’a émergé, leur apportent secours de vêtements et de nourriture et les accompagnent. Les exilés profitent aussi des petits déjeuners traditionnels de SantEgidio. Le Maire de Paris Centre reconnait que la situation est critique, car l’hébergement d’urgence ne suit plus, mais il cherche des solutions, il “bricole” face à l’État, notamment pour les familles avec enfants scolarisés, il y aurait plus de 2800 enfants dormant dans la rue, en France.

Étrangeté et violence sur ces espaces publics.  Deux rues parallèles de part et d’autre du centre Pompidou, deux monde. 

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La première celle du Socle, la rue Saint-Martin, est piétonnière, tranquille, fréquentée par des passants qui se laissent interpeller par une œuvre belle et minimaliste, sensible, sociale et débordante : une tente.

La deuxième rue, celle du Renard, est un axe routier d’où l’on voit à peine le patchwork de tentes, serrées les unes contre les autres pour se garder au chaud. À l’unicité s’oppose l’excès (200 tentes), mais avec quelques éléments communs : le doré des couvertures de survie ; l’usage, cela d’autant plus que quelqu’un est rentré dans l’œuvre de Thibault Lucas sans que l’on sache si c’est pour voir ou pour y séjourner.

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Dans les deux situations : des associations qui déploient beaucoup d’énergie. L’une pour attirer l’attention des passants sur une urgence sociale, les autres pour apporter de l’aide. La Ville est en creux et soutient.

Une œuvre

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Thibault Lucas, qui travaille in situ en prêtant attention aux lieux, met l’urgence au cœur de son projet, celle de la situation des migrants qui habitent sous le périphérique et en d’autres lieux : représenter la tente, cet objet si fragile pour les précaires de la ville, l’abri contemporain. 

La réalité sociale remet-elle en cause la force du projet artistique ?

Cette œuvre est le dernier volet d’une trilogie réalisée par ce plasticien faisait suite au premier : un ensemble de feuilles de papier pliées et de bougies créé par l’artiste dans le vide sanitaire de son atelier à Aubervilliers et réalisé en écho au camp de crack voisin de la Porte de la Villette.

Le deuxième volet, La Vitrine, une œuvre brillante et minimaliste, occupait tout l’espace de la galerie Saint-Séverin, face à l’église parisienne de la rive gauche.

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Cette troisième œuvre joue sur deux échelles en utilisant la photo et l’installation. Thibault Lucas prend à contrepied le Socle et sa monumentalité blanche en faisant de sa tente une sculpture à la fois très petite et précieuse qui se détache de la fresque géante sur le mur attenant, un agrandissement du premier volet.

La fresque avale la lumière, la tente la reflète ; l’une et l’autre révèlent ensemble la monumentalité discrète du site et l’humanité qui se joue à cet endroit très précis.

La tente est faite d’une toile dorée placée sur un piédestal, non pas comme un veau d’or, mais comme une interpellation forte dans la ville.
« Je veux tenter, au travers cette œuvre, de révéler la force de la fragilité et fissurer les certitudes de la stabilité. »

Une œuvre politique, actuelle. Un regard poétique pour évoquer une réalité sociale. Une œuvre à portée générale, mais aussi locale, car si derrière le Socle se dresse parfois une tente où dort un Sdf, il y en a bien plus en décembre 2023. L’œuvre à consonance éthique parle doucement à la conscience du passant, sur le mode de l’enfant. Mais la réalité sociale est proche, elle cogne.

Avant de produire son œuvre, Thibault Lucas disait :
« Je veux montrer ce qu’on ne voit pas. Ce qu’on voit à condition de se mettre à genoux et de regarder sous la ville. Se faire tout petit, comme un enfant pour oser regarder les invisibles qui nous ouvrent à un autre monde où l’humilité, le partage et le besoin de l’autre sont les bases. De l’extérieur, ces tentes sont un reflet de nous-mêmes, de notre individualisme, de notre vanité, de notre matérialisme. De l’intérieur ce sont des temples faits d’or et de poussière, d’humanité brute et de perfection infinie, de matière et d’immatériel. Le plus petit est devenu le plus grand. »

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Désormais un passant peut voir la réalité, il lui suffit de passer d’une rue à l’autre. L’œuvre de Thibault Lucas avait deux mois d’avance. Un fait demeure : l’artiste voulait faire une œuvre au caractère précieux, mais n’est-ce pas les hommes sous les tentes qui le sont ?

Biographie

Né en 1984 à Suresnes, Thibault Lucas travaille à Aubervilliers, dans la résidence d’artistes Poush. Pluridisciplinaire (sculpture, in situ, vidéo), il réalise des interventions dans des lieux en retrait au milieu de la ville, de la nature ou dans des centres d’art. Son travail tente de les révéler et de les poétiser par un simple déplacement et/ou agencement des matériaux trouvés/empruntés sur place. Son travail est toujours en mouvement et provoque des rencontres improbables avec des passants, qui viennent nourrir chaque projet. Thibault Lucas crée de façon spontanée en se laissant porter par le lieu et ses contraintes ainsi que par les matériaux et outils qu’il a sous la main. Des portes en pierre sous le périphérique, des cercles sur les toits de Poush, un volcan dans une église, une ville miniature en granit sur la pointe de l’île St Denis, un désert dans le hangar du Wonder, des mauvaises herbes sur les murs du centre d’art de Clichy…

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