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Mohamed Bourouissa. « Généalogie de la violence »

Palais de Tokyo / Saint-Merry Hors-les Murs : l’art le plus contemporain mis en écho avec les réunions du carême 2024. Une vidéo bouleversante de Mohamed Bourouissa / le thème choisi « artisan de paix dans un monde de violence ». La chronique de Jean Deuzèmes.

Temps de lecture : 4 minutes + les vidéos

Étranges effets de miroir entre les textes du Carême et l’exposition rétrospective du Palais de Tokyo (jusqu’au 30 juin) questionnant un sujet sociétal, la violence. Comment l’art contemporain enrichit nos modes d’approche ?
Deux voix, de multiples voies pour parler de la même chose.

Mohamed Bourouissa : un artiste né en Algérie en 1978, venu à 5 ans en France, pour qui l’école publique est une soupape, notamment par le dessin et plus tard par la vidéo. « Quelqu’un d’extrêmement sincère, qui a fait de ses fêlures une force. C’est un touche-à-tout qui a des fulgurances et sait transcrire les états d’âme d’une génération » dit de lui le grand galeriste Kamel Mennour qui le représente dans le monde entier. Il vit et travaille à Gennevilliers où il est impliqué. Le monde qui l’intéresse s’ancre dans le social, le réel et ses marges, autrement que par la politique ou la sociologie.
« Ce qui m’intéresse, c’est comment, dans une forme de tragédie humaine qui est latente, d’un coup tu échappes à une condition sociale, parce que tu la révèles par un protocole [d’artiste] que tu mets en place. »

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Extrait de la vidéo « Nasser » (2015) où l’interlocuteur lit à voix haute le procès-verbal de son jugement, en reprenant des mots qui le dépassent, où l’on entend sa respiration.

Il croit dans la force du collectif et inclut d’autres artistes dans ses expositions, comme au Palais de Tokyo.

Saint-Merry Hors-les Murs : un collectif qui se situe dans le social et le monde, avec les yeux des artisans de la Bonne Nouvelle et qui met les thèmes sensibles de l’Église et de la société au cœur de ses réflexions. Un collectif sans galeriste qui a perdu ses espaces d’exposition, mais expose sa foi et son ouverture, comme en carême 2024.

Violence : un vaste mot pivot de la réflexion de carême, dont on peut repérer des synonymes dans différents contextes. Brutalité, férocité, colère, fureur, irascibilité, virulence, sévices, torture, attentat, coups, viol, intensité, déchaînement, virulence, véhémence, ardeur, force, fougue, impétuosité, éréthisme, frénésie, excès, agitation, agression, agressivité, animosité, contrainte, mal, révolte, tempête, vivacité. On a le choix, la violence est multiple. Par quelles violences sommes-nous concernés ? À quelles violences sommes-nous particulièrement sensibles ? commence par interroger le texte de carême.

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Généalogie de la violence. Scène du contrôle

« Généalogie de la violence » : un film (2024) autour de la dépossession du corps, de la domination, explorant les différentes sensations impalpables et intérieures qui nous traversent dans des situations précises. Il prend pour point de départ une arrestation par la police, pour un « banal » contrôle d’identité dans une banlieue générique. 

Courts extraits de la vidéo Généalogie de la Violence

Un couple qui n’a qu’une voiture comme espace d’échanges où il se raconte et évoque un avenir possible, un couple interrompu par deux policiers. « Quand on est arrêté puis palpé, on n’est plus vraiment sujet, on devient une sorte d’objet dangereux. […] Tenter de produire des images là où il est parfois impossible de mettre des mots. Il est difficile d’exprimer certaines sensations, notamment l’humiliation et la dépossession de soi. Il y a aussi ici une question sur le masculin, la masculinité, les rapports de force et de domination. »

Ce film d’une très grande qualité technique utilise des effets spéciaux pour entrer dans le ressentiment de celui qui est dépossédé de son corps, pour parler de la ville avec de la photogrammétrie et dématérialiser l’espace et les êtres.  Cette composition, qui tient en haleine, n’est pas un documentaire sur la violence, celle des réseaux sociaux et de la saisie d’images devenues virales. Avec cette œuvre, « on entre dans une constellation d’émotions, de sensations ».

Sensation est l’expression clef : « je n’ai pas envie de tout traduire en mots, d’expliquer tout ce que je fais ». D’où le titre de l’exposition « Signal », ce qui synthétise la place de l’artiste.

Et après, quelle sortie ?

La dernière image du film est d’une grande puissance. La jeune fille regarde en souriant son ami, qui se retrouve en lui-même, avec cette question « Ça va ? » (Photo en tête de l’article).
Deux simples mots pour généraliser la présence du tiers et du langage, qui brisent le silence étouffant et redonnent son humanité à celui qui l’avait perdue dans cet écrasement par le représentant de l’institution policière.

L’espoir est aussi dans ce qui se laisse à voir en parcourant cette étrange muséographie s’ouvrant sur des pots de mimosa, plante méditerranéenne, dont l’artiste traduit les vibrations électriques en musique diffusée dans tout le parcours.

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Cet univers de pots est ancré dans la société car il laisse entrevoir, accrochés aux murs, ses belles et intrigantes photos : une jambe anonyme en basket, mais avec son bracelet électronique ou encore une influenceuse dans son univers du quotidien, avec son portable, une Narcisse du monde marchand, là où réside  de fait la violence.

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Chez Mohamed Bourouissa (voir entretien à l’occasion de l’exposition) qui porte une attention extrême aux autres, les univers personnels se traversent comme un jardin, comme celui reconstitué au Palais de Tokyo, inspiré par celui que Bourlem Mohamed a reconstruit, après 40 ans passés à l’hôpital psychiatrique de Blida. C’est aussi dans cette ville l’artiste est né, où le médecin Frantz Fanon (1925-1961) a développé ses thèses sur l’aliénation mentale au cœur des dominations coloniales, avant de devenir le grand théoricien des luttes de libération.

L’artiste parcourt le monde, il est toujours en alerte et agit par ses formes et esthétiques, par ses références intimes et collective ; il puise aux racines de l’amertume mais est soucieux du soin. « C’est un artiste très français, qui montre qu’on peut percevoir autrement la société, d’une façon qui élève, et non pas engoncée dans l’angoisse », insiste Kamel Mennour

« Comme tous les artistes, je cherche une forme de poésie là-dedans, qui est parfois violente, c’est sûr », affirme Mohamed Bourouissa.

Et pendant ce temps à SMHlM …

Les expériences de vie et d’engagement de ceux qui participent aux rencontres de carême ont pu se situer dans des lieux, telle la prison, que Mohamed Bourouissa a filmés et que l’on peut redécouvrir dans Signal[1]

Les questions proposées peuvent être relues au vu des approches de l’artiste :

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  • Comment répondons-nous à la violence ? (dans les termes de l’artiste : quel protocole construisons-nous ?)
  • Quand et pourquoi fermons-nous les yeux ?
  • Pourquoi chercher la paix ? Et quelle paix espérons-nous ?
  • Prions-nous pour la paix ? Et quel sens donnons-nous à une telle prière ?

Signal : dont les synonymes sont aussi : signe, annonce, message …

Des effets de miroir : « Autant d’hommages à ce que peut l’art, dans sa capacité à être avec, contre, à côté, en dessous, au-dessus du réel… et en plein dedans. » Guillaume Désanges (Président du Palais de Tokyo)

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 


[1] Parmi les nombreuses vidéos citons notamment :

  • « Temps Mort avec AL », la vidéo qui l’a fait connaître en 2009, la lumière intime du quotidien d’un corps emprisonné, sur fonds d’échanges de texto, une vidéo sur le langage
  • « Nasser » (2015) où l’interlocuteur lit à voix haute le procès-verbal de son jugement, en reprenant des mots qui le dépassent, où l’on entend sa respiration « la collision d’un langage du droit et d’un langage marqué par des traumatismes ».

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