Notre ami Jean Verrier nous livre un témoignage de sa vie en un tour de banlieue parisienne.

Blason d’Asnières-sur-Seine

Bien que « parisien » de réputation, en matière de banlieues et de banlieusards je crois que je suis un oiseau rare : à 87 ans, je vis toujours et j’ai toujours vécu à Asnières-sur-Seine où je suis né et où je serai vraisemblablement enterré. Et j’en suis fier.
Pourtant, la sensibilité identitaire a toujours été complexe. Quand, l’été, en colonie de vacances à Brioude ou à Béruges-sur-Gartempe, les petits provinciaux me demandaient « Et toi, où t’habites ? » je répondais fièrement que j’habitais à Paris, mais je craignais aussitôt que l’on me demandât le numéro de l’arrondissement. En ce cas, je bafouillais : « Ouais, c’est pas tout à fait Paris mais c’est tout à côté, on voit, près de la gare, une grosse pancarte où c’est marqué : Paris Saint-Lazare 5 kilomètres ».

Fernad Raynaud 22 à Asnières
Pochette disque F. Raynaud – Le 22 à Asnières

Mais alors, un célèbre sketch radiophonique du comique Fernand Raynaud m’enfonçait encore d’un cran sous terre : « Ah oui ! le 22 à Asnières ! Et maintenant vous avez le téléphone ? » et tous les gamins de s’esclaffer à mes dépens. Et qu’auraient-ils dit s’ils avaient su qu’Asnières est la ville des ânes comme le signifie encore aujourd’hui le chardon de son blason ! Les ânes transportaient depuis les carrières d’Argenteuil au nord-ouest de Paris les pierres qui servaient à la construction de la basilique de Saint-Denis située au nord. Entre leurs voyages, ils broutaient les bruyères de Bécon. Toute une histoire peut s’inscrire dans une toponymie.

À bien y réfléchir, et mis à part des dizaines de voyages professionnels dans quatre continents, je m’aperçois que je suis toujours resté « en banlieue », tournant autour de Paris (comme les ânes ?), d’abord à l’École normale d’instituteurs de Paris, dite « d’Auteuil », qui fut jadis une banlieue de Paris. J’y allais par le train de la Petite ceinture, et quand ensuite j’allais à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, je prenais le même train de banlieue aux lourds wagons vert épinard. Puis en 2CV au lycée de Courbevoie, commune limitrophe d’Asnières, avant l’université de Vincennes, toujours en contournant Paris par le bien nommé « périphérique ». Enfin, le centre universitaire expérimental de Vincennes eut beau être rebaptisé « Université Paris 8 », c’est bien à Saint-Denis qu’il fut ensuite délocalisé à la demande du maire de Paris, Jacques Chirac, qui voulait mettre au ban de sa ville ce foyer d’agitation. Le nom complet de ce qui fut, trente années durant, mon lieu de travail est  « Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis ». C’est comme un résumé de mes pérégrinations banlieusardes dans le « Supérieur ».

Enfance banlieusarde. Dès les beaux jours venus, « J’peux descendre dans la rue ? »  est la question que je lâche, le dîner à peine terminé. Parfois, c’est de la rue que monte l’appel : « Tu descends ? » La rue ! La rue Baudoin, où j’ai passé toute mon enfance, est un sens unique très étroit qui ne laisse le passage qu’à un seul véhicule, le plus souvent un vélo. Au bout, on tombe dans la rue Émile Deschanel, puis on tourne à gauche dans la rue Rouget de l’Isle qui débouche dans la rue Paul Déroulède, encore un coup de guidon à gauche et on revient rue Baudoin. Combien de fois l’aurais-je parcouru ce quadrilatère rectangle de quelques centaines de mètres, comme on révise les noms des grands hommes sur des fiches d’Histoire ! La toponymie guide encore ma mémoire.

Asnières - Place De La Comète et Avenue d'Argenteuil
Asnières – Place de la Comète et Avenue d’Argenteuil
Wikimédia Commons – LDD

Ma mère m’envoie « faire les commissions » place de la comète, à l’intersection de la rue de Colombes et de la rue d’Argenteuil, deux voies plus importantes qui font sortir d’Asnières et conduisent aux communes qui portent leurs noms. Pas question d’y aller en vélo, là, il y a trop de voitures. Alors j’y cours, souvent avec des copains de la rue Baudoin. Place de la Comète sont alignées, l’une à côté de l’autre, une boulangerie, une épicerie, et une papeterie où j’achète mes premiers « illustrés », ancêtres des BD. En 2024, les trois  boutiques sont toujours en place, dans le même ordre même si elles ont changé de propriétaires. Au bout de la rue Émile Deschanel, je vais aussi à la « Ferme d’Asnières » de la rue du Bac faire remplir un petit bidon de lait au couvercle cabossé. On peut y voir deux vaches. Et c’est aussi au coin de la rue Émile Deschanel, sur le chemin de l’école, que je longe un jardin maraîcher avec de belles serres. Et l’avouerais-je, mais il y a prescription, un soir, avec mon ami Amechin, par défi (« T’es pas chiche… ! »), et par bêtise, nous en avons bombardé deux ou trois à coups de cailloux.

Usine Hispano-Suiza de Bois-Colombes
après les bombardements de 1943 –
Photo Espace Patrimoine Safran

Mais les vrais bombardements ont commencé dans les années quarante, quand j’avais quatre ans. Ma mère avait tenté un début d’exode, moi en poussette, jusqu’à la gare d’Asnières où la foule l’avait vite convaincue de faire demi-tour. Les bombardements des anglo-américains épargnaient Paris mais pas la banlieue, par exemple la gare de triage de Bécon (où il n’y avait plus d’ânes depuis longtemps), ou les usines d’aviation Hispano-Suiza de Bois-Colombes, commune limitrophe, mais aussi le dépôt d’essence de Saint-Ouen qui se trouva couronné, pendant plusieurs jours, d’un immense nuage de fumée noire visible depuis la fenêtre de notre cuisine. C’est de cette même fenêtre que je voyais l’arrivée grondante des vagues successives des bombardiers, bien alignés sur le bleu du ciel comme mes soldats de plomb sur la toile cirée de la table, avec les petits flocons blancs des tirs de la DCA (Défense anti-aérienne). Le lendemain matin, on jouait à la collecte des éclats d’obus, certains encore tièdes. Je les rangeais dans un petite boîte en bois, et j’en envoyais le compte dans une lettre à mon père, au STO (Service du Travail Obligatoire) depuis 1943, dans une usine d’armement près de Berlin où se fabriquaient les obus à destination de la Grande-Bretagne et de l’URSS.

Asnières Sur Seine.Eglise Saint Genevi
église sainte-Geneviève d’Asnières
Wikimédia commons LDD

C’est à Asnières que j’ai rencontré Marie, qui est devenue mon épouse. Mais elle demeurait dans le sud d’Asnières, près de la Seine, et moi dans le nord. Nous avions 18 ans. Nous nous donnions rendez-vous sur les quais, au bout de la rue Galliéni où nous demeurons encore aujourd’hui. Sur l’autre rive, la rive de Clichy, on voyait les immenses cheminées des Accus Fulmen dont le nom s’éclairait la nuit en grosses lettres rouges. Il faut dire qu’il existe deux Asnières : au nord, à la limite de Gennevilliers et des usines Chausson, l’église est en ciment, au sud, sur les bords de la Seine, c’est une église de village, l’ancienne église du château du marquis Voyer d’Argenson, elle a été rebâtie au 18ème siècle. Les soirs d’élections municipales, sur les marches de la gigantesque mairie, à la Marseillaise du RPF répondait l’Internationale du Parti communiste. Après notre mariage, nous avons d’abord logé chez ses parents dans leur petit pavillon de la rue Galliéni, avec jardin. Trois enfants sont nés qui ont beaucoup profité de ce jardin avec d’autres enfants du quartier, et mes beaux-parents se sont repliés dans un immeuble voisin.

Van Gogh, Coin dans le parc Voyer d’Argenson, été 1887
à Asnières-sur-Seine – Collection privée

Des promoteurs ont bien essayé pendant deux ans d’acheter les pavillons de la rue pour les remplacer par des immeubles et des parkings, mais nous avons créé l’Association pour la Qualité de l’Urbanisme et de l’Environnement à Asnières (AQUEA) et nous avons limité la casse. Au coeur du bloc de la rue Galliéni, rue du château et rue Bokanowski, nous avons conservé un carré d’arbres : peupliers, sapins, cyprès, noisetiers, figuiers, il y pousse même du raisin. Nous vivons dans une sorte de petit village dans la ville, la banlieue de la banlieue. Pour la fête des voisins, nous faisons bloquer la rue. En 2023, nous avons fêté les 100 ans d’une habitante de la rue dans le petit restaurant « Au bon coin ».

On parle des « Français de souche », serais-je un banlieusard de souche ?

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Texte paru dans « Banlieues », numéro 95, février 2024, de La Faute à Rousseau, revue de l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA), http://autobiographie.sitapa.org

CategoriesTémoignages
Jean Verrier

Universitaire à la retraite (Paris 8, département de littérature, de 1970 à 2000). Membre du CPHB, devenu le Centre pastoral Saint-Merry, depuis 1981. Sept petits-enfants.

  1. Jacqueline Casaubon says:

    Bien cher ami, Jean, j’ai lu avec émotion ton récit de “banlieusard “très beau. un témoignage offert avec tant de poesie, de tendresse qui rend un bel hommage à Asnières. Un grand merci ! Tu peux être fier, vraiment.
    Cela me rappelle le jour où tu as fait un détour après une soirée chez toi et Marie, pour me montrer l’église Ste Genevieve. Car c’est là que j’ai été baptisée. Mon père, encore etudiant en médecine, et ma mère habitaient à l’époque à Asnières. Où je ne sais, ils y sont restés peu de temps. Tu vois nous avons un certain lien de parenté…
    Je t’embrasse ainsi que Marie.
    Jacqueline Casaubon

  2. florence says:

    Merci Jean de ces belles mémoires urbaines.
    Je ne pourrais faire de même étant la 6° génération de parisiens côté paternel comme maternel !
    Mais mon frère habite, depuis peu, Asnières (rue Alma) ainsi que sa fille et ses petites filles. Je vais donc lui faire parvenir ton écrit, je pense qu’il ne connaît pas tout ça !
    Des bises d’une parisienne (9°, 8°, puis 14° arrondissement)
    Florence

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