Saint-Eustache a accueilli le 24 septembre 2024 une œuvre renouvelant l’imaginaire de la conversion de saint Paul : un diptyque réalisé par un jeune et déjà grand artiste de la scène française, Dhewadi Hadjab, connu pour sa maîtrise de la figuration, entre classicisme et modernité. Une expérience visuelle qui nous interpelle. La chronique de Jean Deuzèmes.
L’œuvre monumentale commandée par Saint-Eustache, composée de deux tableaux, est accrochée dans deux espaces rouverts à l’occasion de la restauration de la façade occidentale en 2023, année du 800e anniversaire de la construction de l’église : deux vestibules de pierre, des chefs d’œuvre de grande hauteur, dans les entrées latérales.
Les tableaux de Dhewadi sont des dessus-de-porte reprenant la forme en demi-lune des tympans de pierre. Ils ont la même fonction : inscrire un message visuel au-dessus de la porte débouchant sur la grande nef.
Les images de ces deux corps en arc sont impressionnantes. Il s’agit de l’expérience vécue sur le chemin de Damas par Saul le persécuteur du Christ, qui devient alors son apôtre et prend le nom de Paul. On peut l’appeler comme on veut : conversion, déchirure, béance, révélation, apocalypse ; c’est, de fait, son baptême spirituel. L’œuvre a été peinte en 2023 par un artiste non chrétien ; depuis la construction de l’église d’Assy, cette posture est devenue plus fréquente. « On s’est adressé aux plus grands des artistes indépendants […] parce que ceux-là étaient les plus illustres ou les plus avancés […] parce qu’ils étaient les plus vivants. » (Marie Alain Couturier o.p. , 1950 ; lire Voir et Dire)
Présentation de l’œuvre par Yves Trocheris, curé
J’ai demandé à Dhewadi Hadjab de peindre ce moment originel où Paul, anciennement Saul, est soumis à une métamorphose, une conversion, l’engageant dans cette immense mission d’annoncer le Christ sauveur de l’humanité. Moment de conversion au hasard d’un cheminement vers Damas, qui fait passer saint Paul de la cécité au relèvement. Pour composer ces deux toiles, Dhewadi s’est imprégné de la lecture des Actes des apôtres, et s’est arrêté sur deux versets : l’un où c’est directement le Seigneur qui s’adresse à Saul : « Je tombai à terre et j’entendis une voix » (Actes 22,7a), l’autre reprenant une parole d’Ananie : « Me voici, Seigneur » (Actes 9,10) qui, de fait, libère Paul de la cécité, et l’expose ainsi à la pleine lumière de Dieu. Remarquons qu’à la lumière de cette parole d’Ananie, le visage de celui qui est devenu Paul se révèle ; remarquons également la partie supérieure de tableau qui s’offre comme un jeu de lumière et d’ombre, comme ce vaste espace de conversion gracieusement offert à toute personne qui entre dans l’église. Les deux tableaux de Dhewadi vont donc constituer une étape dans le cheminement dans l’église, depuis le haut de la nef jusqu’au chœur, lieu le plus sacré de l’église où, à la suite de la mort et de la résurrection du Christ, l’incarnation dans la gloire divine est espérée et crue pour tous les saints qui nous précèdent dans la voie du Seigneur.Notons que le personnage de Paul est revêtu de la même manière que la jeunesse d’aujourd’hui, montrant ainsi que l’histoire de Paul peut être celle de tous.
Le style de Dhewadi est figuratif : il y a là une petite révolution. Dans les dernières décennies et dans ses choix artistiques, l’Église a peu recouru à la peinture, comme si celle-ci était devenue impraticable pour aujourd’hui. Les toiles de Dhewadi relèvent un défi : celui de la valeur d’une image à manifester les valeurs de l’invisible.
Et dans le texte de présentation, Michel Quesnel, prêtre de l’Oratoire, a poursuivi ainsi :
« Les paroles que Jésus adresse à Paul sont les mêmes dans les trois cas. Paul est appelé par son nom hébreu, Saul : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Actes 9,4 ; 22,7 ; 26,14). L’Apôtre est toujours à terre ; il est tombé de sa hauteur ; ce n’est qu’à partir du Moyen Âge, marqué par l’idéal de chevalerie, qu’on le représentera tombant de cheval. Là, on ne voit qu’une seule de ses mains, et le coude est plié ; le persécuteur est aveuglé et vaincu. Le noir est intense.
Toute personne qui contemple ces deux tableaux de Dhewadi Hadjab peut s’identifier à Paul : la vie nous jette parfois à terre ; nous sommes saisis par la terreur lorsqu’elle est dramatique. Mais du ciel noir peut jaillir la main divine qui nous invite tous à nous tenir debout. »
Le contexte de la production d’un chef d’œuvre
La première commande de ce siècle par l’église Saint-Eustache trouve son origine dans la combinaison, en très peu d’années, de quatre facteurs :
1. Le peintre, né en Algérie en 1992, vivant et travaillant à Paris, est un artiste récompensé par de nombreux prix internationaux dès sa sortie des Beaux-Arts.
Lauréat en 2021 de Rubis Mécénat, il a exposé à Saint-Eustache deux œuvres (Lire le précédent article) qui ont immédiatement attiré l’attention du grand galeriste français Kamel Mennour. L’artiste passe d’une peinture de l’individu dans son intimité à la représentation religieuse ; il est d’autant plus à l’aise que Saint-Eustache est un lieu de dialogue avec les artistes.
2. À cette occasion, une amitié artistique s’est développée avec le curé, Yves Trocheris, qui s’appuie sur le collège visuel.
Le style du peintre se nourrissait de la photographie, de la performance contemporaine, et du grand classicisme dont les multiples œuvres de cette église témoignent. Or, Saint-Eustache, lieu phare tant de la culture musicale que des arts vivants et visuels, veut associer l’art à sa pastorale locale tout en entendant contribuer au renouvellement de la place de l’Église dans le champ de la culture.
La question de la figuration[1], de sa théorisation aujourd’hui et de sa manifestation est centrale dans le discours oratorien.
3. Durant la rénovation – permanente – réalisée par la Ville, l’idée a germé d’introduire le visiteur à la beauté du bâtiment, un des grands monuments de Paris-Centre, par deux peintures monumentales, marquant la première étape dans un cheminement spirituel et émotionnel.
Qui pouvait mieux que Dewhadi, apprécié de tous, réaliser une telle œuvre et susciter le consensus à une époque où le contemporain est un terrain de clivage quasi politique dans l’Église d’aujourd’hui.
4. Quel sujet, quel programme ? Saint Paul n’était pas abordé dans les œuvres présentes dans l’église. L’opportunité s’est progressivement construite.
Mais comment renouveler la représentation de la conversion de Saul sur le chemin de Damas, largement dominée par le tableau du Caravage (lire Voir et Dire ) qui avait provoqué le scandale en son temps ?
Un travail en commun avec des théologiens se déploya, autour de trois références[2], l’artiste choisit et interpréta deux moments spécifiques : quand Saul tombe à terre de toute sa hauteur, en effet il marchait à pied, et quand il retrouve la vue. Le vrai sujet pour l’artiste est celui de la chute, très fréquente dans l’art de Dhewadi, puisqu’il peint le déséquilibre, celui de la danse, avec des corps en bascule. Ici point de prie-Dieu ou de divan pour les supporter, mais des marches, comme celles de la salle des colonnes de l’église. Ce diptyque est une déchirure dans la vie de Saul. Et le fait que les deux tableaux éloignés soient séparés par le vide sous la tribune d’orgue amplifie ce qui se joue dans le programme.
Des interprétations à profusion
La force de cette œuvre provoquant l’émotion tient au fait qu’elle ouvre sur de nombreuses interprétations.
Le titre et le passage
Initialement, l’œuvre avait un titre unificateur « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? ». Craignant le risque d’un malentendu lié à la conjoncture, et à la demande de la Ville, l’église a choisi deux versets pour les tableaux : « Je tombai à terre » et « j’entendis une voix » (Actes 22,7a), « Me voici, Seigneur » (Actes 9,10)
C’est le même homme, cambré. Et pourtant beaucoup de choses ont changé, à la fois dans les corps et dans les couleurs des tissus : tête à gauche/tête à droite ; survêtement violet sur drapé rouge/survêtement rouge sur drapé violet. Saul, le grand, devient Paul, le minus.
Un personnage atemporel
Comme dans tous les tableaux classiques, le personnage est revêtu des habits de son temps, ici c’est le code des jeunes, ceux des Halles si proches, le pantalon de sport avec des stries blanches. C’est une mise en scène comme le sont les pièces de la chorégraphe Pina Bausch où chaque personnage sobrement vêtu joue sa partition individuelle, dans des jeux de noir et blanc. Mais l’homme est arqué sur des marches d’église avec un drapé typique de la grande peinture du XVIIe. Les codes de l’œuvre religieuse sont là. Si donc l’œuvre est contemporaine, son cadre ne l’est pas, et cela d’autant plus que la masse est sombre et efface toute allusion architecturale, l’environnement est abstrait. Le personnage est atemporel, il peut représenter chaque visiteur avec ses bras, mains et pieds nus, chaque visiteur peut vivre ce type d’expérience ou l’a vécu : celle de chuter puis de se relever.
Le sombre et le clair
La mise en scène est techniquement très savante et fondamentalement caravagesque. La lumière tombe sur l’homme, elle n’éclaire que lui. Cette symbolique de la parole divine personnelle est magistrale, la parole intérieure est traduite en lumière. Contrairement aux tableaux classiques où l’artiste inclut des rayons provenant d’un hors champ éclairant l’environnement, ici la lumière ne laisse pas de trace, elle est mystérieuse et saisit le corps. Celui-ci rayonne à l’extérieur, mais de manière limitée ; toutefois l’éclairage par spot vient troubler la sobriété voulue par l’artiste.
Le sombre occupe les deux tiers des toiles, et le rapport sombre/clair a une puissance signifiante : le corps illuminé ouvre un espace de conversion. Le corps du modèle épouse la forme des marches. Paul devient un seuil. Théologiquement, c’est celui du christianisme.
La réponse et les gestes
Les artistes accordent souvent une grande attention aux mains, car ce sont leurs outils de travail et elles ont un grand pouvoir d’éloquence. Leurs positions respectives et les doigts expriment l’émotion, le désir, la protection et bien d’autres quêtes ou réactions humaines. Dhewadi va plus loin avec les bras, on est proche de l’arrêt sur image d’un film muet expressionniste.
Dans le premier tableau, Saul se protège le visage, dans le second, il accueille la parole, il la fait sienne, comme s’il l’enlaçait. Dans ses tableaux, l’artiste ne montre jamais la face de ses modèles, les visages ne sont jamais tournés vers le spectateur, il ne dévoile pas la psychologie de ses modèles, c’est la torsion du corps qui en est l’expression mystérieuse, comme on l’avait vu lors de l’exposition de 2022 à Saint-Eustache. Ici s’opère un changement ; dans le second tableau, on voit le visage, mais les yeux sont fermés. L’expérience (la lumière) est intérieure, comme dans les représentations des surréalistes.
Dans une première version, des chaussettes cachaient les pieds ; dans la version définitive, leur nudité participe de la tension globale ; ce sont des points d’appui d’un vivant sur le sol et non pas des pieds de gisant des peintures religieuses. L’arc du corps exprime bien la dynamique du vivant.
L’artiste n’a pas peint un Paul qui se relève, mais un Paul accueillant la grâce. Cette expérience est fondatrice : « La déchirure est humaine, elle est séparation, chez Paul il s’agit d’avec la Loi. Elle produit le fait que je peux être fils » concluait le théologien Éric Morin lors du vernissage. Les deux tableaux ouvrent sur un universel.
Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »
[1] La figuration est un mode de production de l’image qui sollicite l’imaginaire, la production de sens, la liberté d’interprétation ; la représentation s’appuie sur le réflexe du regard, relève du respect de codes matériels (par exemple la perspective) ou narratifs. Le tabou religieux de l’image porte sur celui de la représentation de Dieu, de sa création ou de son prophète.
[2]Actes des Apôtres : chapitres 9, 1-19 // 22, 3-17 // 26, 12-18