D’où provient le caractère mystérieux de cette chapelle de l’église Saint-Eustache ? Peut-être à l’alliance improbable mais heureuse de décorations d’un segment de patrimoine éclectique et à l’entretien de la mémoire de toute une corporation. La chronique de Jean Deuzèmes.
Quand on entre par l’ancienne porte sud à Saint-Eustache, aussi nommée la « cathédrale des Halles de Paris », notre regard est attiré par l’une des 24 chapelles, immédiatement sur notre gauche. Son étrange harmonie est probablement un beau condensé des évolutions de la décoration d’église.

Cette chapelle porte trois noms : la chapelle Saint-André (comme référence religieuse), la chapelle du Souvenir (avec un vitrail mémoriel aux connotations spirituelles) et la chapelle des Charcutiers (comme référent profane). Trois noms qui montrent l’attention qui lui a été portée au cours des trois derniers siècles !
Cette chapelle a aussi fait l’objet d’une double restauration en 2024 qui a porté sur la peinture du XIXe, et sur une œuvre de 1999 de l’artiste plasticien suisse John Armleder (né en 1948). Ces restaurations et leur force esthétique reflètent l’implication de la Ville et des Oratoriens présents dans cette église depuis 1922.
Une histoire d’incidents…
L’art religieux est indissociable de l’histoire sociale. L’église Saint-Eustache n’est pas une exception. Après les époques révolutionnaire et napoléonienne mouvementées, cette église de la Renaissance a bénéficié au XIXe d’un aménagement intérieur, qui a apporté des couleurs nouvelles et des figures expressives issues des pinceaux les plus brillants de l’époque.


Un violent incendie en 1844 en est à l’origine ; le Préfet Rambuteau confie à Victor Baltard la restauration des 24 chapelles, avec le concours d’une trentaine d’artistes. Ces travaux conjoints expliquent l’unité esthétique toujours actuelle de l’ensemble. Isidore Pils (1813-1875) est chargé en 1854 de la chapelle dite de Saint-André, le patron des charcutiers, qui comporte le martyre de Saint-André sur la paroi de droite et la glorification de Saint-André sur la paroi de gauche, ainsi que quatre groupes d’anges sur la voûte[1]. Il peindra ultérieurement un chef d’œuvre, le plafond de l’opéra Garnier.

La chapelle reflète les activités des Halles et de ses confréries. Après qu’elle fut dédiée, de 1648 à 1692, aux sculpteurs et peintres de l’Académie Royale où leurs œuvres y étaient vendues, la corporation des charcutiers l’investit.

On y célèbre le travail et l’excellence des artisans.D’autres professions les imitèrent : les bouchers, les boulangers et même les coiffeurs.
Mais ce furent les charcutiers qui maintinrent leur tradition, en y associant la commémoration annuelle des défunts de la corporation.

En 1943, époque du corporatisme intégral de Vichy, la société du Souvenir de la charcuterie française offre un vitrail commandé à Adeline Hébert-Stevens. Il s’agit d’une femme, ce qui est particulièrement rare pour l’époque.
Dans son vitrail intitulé « Le Souvenir » (inscrit en bandeau), elle place à côté de saint André l’autre patron, saint Antoine, représenté avec un petit cochon à ses pieds.

En 1989, un nouvel incendie d’origine criminelle fait disparaître le mobilier. Onze ans plus tard, pour saluer l’an 2000, le curé, Gilles Bénéteau, l’Association du Souvenir et la Fondation de France, installent une œuvre de John Armleder. Dans un geste complexe, ce dernier utilise de nombreux éléments de couleurs d’Isidore Pils ou d’Adeline Hébert-Stevens et propose un autre cadre aux célébrations de la profession.

Chaque troisième dimanche de novembre, celle-ci continue à rassembler de la France entière des membres qui processionnent jusqu’à mettre dans l’urne les noms des défunts de l’année.
Il est intéressant de constater que cet ensemble fut loin de séduire immédiatement les métiers de bouche. Il faudra en effet cinq ans pour que le charcutiers s’approprient l’œuvre.

Dans les années 2010, l’église doit faire face à de nouveaux incidents, dont des problèmes d’étanchéité et des vols, susceptibles de menacer l’identité du lieu. Cela va donner lieu à une nouvelle mobilisation des acteurs, notamment des donateurs.
La chapelle et sa décoration sont ainsi le fruit de ces péripéties et de la représentation résiliente d’une profession, à qui un artiste a donné de la fierté par une image unique.
Un parti pris de l’artiste : pas de hiérarchie stylistique
L’œuvre de John Armleder est apparemment complexe, car elle comprend :
- Deux toiles abstraites accrochées sous celles débordantes de mouvements liés à Saint-André d’Isidore Pils : « Pour Paintings » (écoulement de peintures)
- Un autel transparent sur lequel sont déposés les noms des défunts dans une urne de verre
- Un parquet où sont insérés des clous dont la disposition reprend le calepinage des dalles et les orientations des piliers
- Une croix projetée sur le mur central en-dessous du vitrail.
Cette composition est dans la lignée de son œuvre variée et abondante, qui n’a cessé de questionner la notion de valeur esthétique. L’artiste se refuse à dissocier l’art de la décoration. Ainsi, comme dans le mouvement Fluxus, il ne dissocie pas l’art de la vie. Il s’érige contre les hiérarchies, comme le montre ainsi sa série Furniture Sculpture.
Il mêle des objets trouvés ou des meubles de design à des peintures abstraites ou monochromes. Il critique ainsi l’idée de style ou porte également un regard ironique et distancié sur l’académisme de l’abstraction. Ne privilégiant aucun style sur un autre, il préfère l’addition ou la juxtaposition. Il se veut en décalage par rapport aux modes. Au kitsch californien de l’époque, il préfère le bon goût bourgeois, le design ou encore le récupéré. Il sait aussi qu’il existe un élan mystique dans le constructivisme.
Au lieu des couleurs primaires du modernisme, il préfère des couleurs ironiques et pop.
Il aime la posture des surréalistes qui laissent une grande part au hasard. Dans sa série des « Coulures », il verse sur des toiles inclinées des couleurs tirées directement de leurs pots.
Il aime sa « liberté de jouer aussi bien avec la pureté du minimalisme, la féerie et le luxe de l’ornemental qu’avec la légèreté poétique d’une chaise perchée en haut d’un arbre. » Véronique Bacchetta MAMCO

L’installation de Saint-Eustache traduit cette esthétique. L’œuvre s’inspire d’un lieu, de son histoire, d’une esthétique issue des œuvres existantes et des effets de la lumière colorée des vitraux, alors que les autres chapelles semblent plus ternes avec leurs grisailles peintes sur le verre.
Pour fabriquer son installation, l’artiste a transformé en atelier la « salle des colonnes » de Saint-Eustache. Il a fait couler avec application les couleurs des vitraux et tableaux, qui ne se sont pas mélangées mais côtoyées. Il leur a ajouté des paillettes brillantes à l’image des grains de lumière, ou encore de cet univers de la fête de cette époque. Tout devient étrangement joyeux.

Cela donne l’impression que les couleurs des XIX et XXe siècles s’immiscent dans les toiles blanches de l’artiste, comme si les figurations souples se mutaient en des motifs abstraits verticaux. Les parties abstraites deviennent un socle pour les œuvres figuratives accrochées au-dessus.
L’autel traditionnel dans toute chapelle ne ressemble à aucun autre de l’église. Il est fait de verre, selon une forme simplifiée, fonctionnelle et austère. Il se veut objet de design minimaliste, dans la continuité de la série Furniture. Art et décoration se côtoient, se rencontrent, s’amusent, mais jamais ne se repoussent.
L’urne en verre et ses fiches affirment la fonction centrale de mémoire pour la corporation.

La projection d’une croix colorée monochrome, minimaliste elle aussi, et légèrement inclinée, donne un mouvement à l’ensemble. Elle correspond à un autre médium, celui de notre époque. La luminosité de cette croix se marie avec l’autre lumière, celle du jour, qui traverse les masses colorées du vitrail. L’artiste joue à dessein sur le contre-jour.


Le parquet relie visuellement la chapelle au reste de l’église avec sa grille de clous, scrupuleusement alignés. Un geste de grande subtilité dans la continuité de son œuvre, puisqu’il utilise souvent les “dots“, les points à de multiples échelles.
Il convient de comprendre l’œuvre de John Armleder, moins comme un support de piété, que comme un instrument de reconnaissance d’une profession. Elle ne reflète pas un geste de fusion interprétative, mais un assemblage pensé avec subtilité et délicatesse. Tous les éléments de l’installation ont leur valeur, l’artiste n’établit pas de hiérarchie. Les grandes singularités de cette œuvre à Saint-Eustache tiennent à sa juste échelle spatiale, à l’aspect radical de son approche et à son intégration dans des pratiques sociales de reconnaissance.
L’Église joue la même fonction ailleurs, selon d’autres manières, avec les pêcheurs, les gens du cirque, etc.
Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »
[1] Il convient de relever que, à cet ensemble, s’ajoutent deux anges en grisaille d’Édouard-Charles Hugo.