Après avoir redécouvert les versions anciennes à l’origine le mythe du Déluge (épisode 1), ainsi que les différentes versions de ce mythe entremêlées dans la Genèse (épisode 2), Colette Deremble nous parle de ce récit vivant réécrit ou utilisé tout au long de la Bible et des évangiles. Et s’il est vivant, que nous dit-il pour aujourd’hui ?

1266, Enluminure d’une Bible du Patriarcat arménien,
Jérusalem
Dans l’Exode
Le mythe du Déluge est un récit vivant. Il resurgit notamment, un peu différemment car sous forme de traversée, dans l’épisode du Passage de la Mer des Roseaux, mythe qui fonde l’identité d’Israël comme peuple de Dieu. On retrouve dans le texte de l’Exode (Ex 14, 26) le mot-clef « fendre », utilisé dans le premier récit de la Création, en Gn 1, 2, où il est dit que Dieu « fend » les eaux primordiales, et dans celui du Déluge, en Gn 7, 11, où Dieu « fend » les réservoirs de l’Abîme. Tandis que l’armée de Pharaon se trouve dans la situation de la Création adamique, prise dans la violence et destinée à être engloutie dans les eaux de la mort, le peuple élu traverse avec confiance les flots déchaînés et se retrouve sur la « terre sèche », autre mot-signe qui renvoie au Déluge. La Traversée de la Mer, à la suite du texte du Déluge, est une allégorie du passage de la mort-esclavage à une vie nouvelle, qui est liberté intérieure.
À l’autre bout du récit de l’Exode, la traversée du Jourdain par Josué est un autre midrash du mythe du Déluge : au passage de l’arche, les eaux se fendent, et l’arche s’arrête « sur la terre sèche » (Jos 3, 17), le peuple traverse à pied sec et « remonte » du milieu du fleuve pour entrer dans la Terre Promise.

Chez Marc
L’Évangéliste Marc se situe à son tour dans ce long héritage, qu’il reprend et transforme. Il dispose le mythe, histoire d’une nouvelle Création, en ouverture de son texte, ce qui lui donne un poids supplémentaire. Il introduit le Déluge de manière cryptée dans son récit du Baptême, le retravaillant en midrash, comme ses ancêtres l’avaient fait avant lui. Rappelons qu’un midrash est une sorte de commentaire d’un texte ancien, citation le plus souvent elliptique, faite d’allusions, de reprises de mots-clefs, à qui on fait subir des glissements de sens… Chaque élément du texte fait allusion à celui du Déluge : le travail d’écriture est d’une telle finesse que les traces du mythe primitif n’affleurent que comme des signes, subtilement disposés pour que des lecteurs éveillés se mettent en peine de tirer les ficelles de ces réseaux de sens.
Le passage est lapidaire, réduit à l’essentiel. L’épisode est précédé de la prédication de Jean le Baptiste pour le pardon des péchés, qui introduit le lecteur dans l’horizon d’une nécessaire conversion : pour entrer dans la nouvelle Création, il faudra se convertir. Dans ce contexte, Jésus « vient » spontanément au Jourdain (Mc 1, 9). Sa vie, nul ne la prend, dira Jean, mais c’est lui qui la donne : il fait la démarche libre de s’immerger dans les eaux de la mort. Les eaux du Jourdain ne sont pas, comme dans la Genèse, envoyées du ciel pour punir : elles sont un chemin d’incarnation et de Passion. En faisant ce geste volontaire et responsable, Jésus entraîne l’humanité sur ce chemin, qui se révélera don inconditionnel de soi.
Il « remonte de l’eau » (Mc 1, 10). Le terme, choisi de manière précise, a une portée théologique et des résonances claires. C’est une citation du Livre de Josué : « Le peuple remonta du Jourdain » (Jos 4, 9). La dynamique ascensionnelle est celle de la résurrection, qui est vie nouvelle, vie en « Fils de Dieu ».

Les « cieux se fendent », comme au Déluge, comme aussi chez Ézéchiel, ce qui permet à Marc de convoquer ici toute l’histoire d’Israël, de la récapituler : « J’étais parmi les captifs du fleuve Kebar et les cieux se fendirent (…). Il y eut une parole du Seigneur (…). Je vis un vent d’ouragan. » (Ez 1). Marc veut aussi nous remettre dans la perspective d’Isaïe : « Ah, si tu fendais les cieux et descendais (…) pour faire connaître ton nom à tes adversaires ! » (Is 63, 19). Isaïe, d’ailleurs, rappelait l’épopée de Moïse remontant des eaux de la Mer Rouge et recevant le souffle saint : « Où est-il ce Dieu qui fit remonter de la mer le berger de son troupeau ? Où est celui qui mit au milieu d’eux son souffle saint ? » (Is 63, 12).
Comme au Déluge, le vent souffle, une colombe vole, la voix de Dieu résonne. Le message évangélique n’est plus seulement celui d’un pacte d’alliance scellé entre Dieu et l’humanité : au baptême, on comprend que Dieu a non seulement renoncé à la punition, mais qu’il invite l’homme à entendre sa vocation divine ; la relation de filiation, en quoi réside la révélation chrétienne, a remplacé le contrat d’alliance, en quoi résidait l’innovation biblique par rapport aux textes mésopotamiens. Cette vocation de Fils de Dieu sera déclinée tout au long de l’Évangile pour culminer à la Pâque, midrash sublimé du Déluge. Auparavant, elle est décrite dans le texte des Béatitudes : « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés Fils de Dieu ». Le Fils de Dieu est pauvre de cœur, doux, miséricordieux, épris de justice, capable d’aimer son ennemi au lieu de le tuer, de pardonner comme le Père pardonne. Il est responsable de l’autre qui est son frère, et du vivant qui l’entoure. Il a, en ses mains, les clefs du salut du monde.
En Matthieu

Musée d’Art Nelson Atkins, Kansas City
En d’autres passages évangéliques, le mot-clef qui convoque le Déluge est la barque du salut. Ainsi, dans l’épisode de la tempête apaisée (Mt 8, 24) : « Et voici qu’un grand séisme agita la mer, si bien que la barque était recouverte par les vagues. Mais lui, dormait. Les disciples s’approchèrent et l’éveillèrent en disant : « Seigneur, sauve-nous ! Nous mourons. » Il leur dit : « Pourquoi avez–vous peur, hommes de peu de foi ? » Alors, comme il s’était éveillé, il menaça les vents et la mer, et il se fit une grande paix. Les gens furent saisis d’étonnement et disaient : « D’où est-il donc celui-ci, pour que même les vents et la mer lui obéissent ? »
Deux éléments parmi d’autres à relever
D’abord que c’est Jésus qui fait retomber les eaux en « menaçant » les éléments, vent et mer, que seul, dans l’Ancien Testament, Dieu avait pouvoir de maîtriser : « Sur les montagnes se tenaient les eaux. À ta menace, elles prennent fuite » (Ps 104, 7). « Les flots s’élèvent, Seigneur, les flots élèvent leur voix, les flots élèvent leur fracas. Plus que la voix des eaux profondes, des vagues superbes de la mer, superbe est le Seigneur dans les hauteurs » (Ps 92, 3). « Il fit lever un vent de bourrasque et il souleva les flots (…), et ils criaient vers Yahvé dans la détresse ; de leur angoisse, il les a délivrés. Il ramena la bourrasque au silence et les flots se turent » (Ps 107, 23). Tous ces psaumes, eux aussi écritures midrashiques du Déluge, se lisent en filigrane du texte évangélique, qui a pour fonction de montrer que la nouvelle Création est instaurée par le Christ.
Ensuite, cette nouvelle Création ne peut être sauvée que par la confiance : c’est la foi qui sauve l’embarcation humaine, autre déplacement majeur par rapport au mythe initial.

Et maintenant
Aujourd’hui la barque du monde est en passe d’être submergée.
Au moment où la communauté scientifique évoque l’hypothèse insoutenable de l’extinction du vivant, de par le dépassement des neuf limites planétaires, peut-être serait-il utile de convoquer ces textes à notre secours ?
Nous savons, certes, que l’effondrement de la biodiversité, les chaleurs létales qui ravagent l’hémisphère sud, la désertification d’une partie de la planète, la pollution des eaux, de l’atmosphère et de la terre, la multiplication des inondations, la montée des océans…, ne sont pas des punitions de Dieu, mais bien les effets de notre orgueil, de notre boulimie de profit, de notre violence.
Mais nous savons aussi que nous sommes « comptables devant Lui », comme le disait l’auteur du Déluge, responsables de ce vivant menacé de disparition, et que notre conscience de Fils de Dieu nous rend capables d’apaiser cette tempête, de « remonter » des eaux, si nous le voulons, si nous avons une foi agissante, nous, dont notre foi nous dit que nous sommes « le corps du Christ ».


travail de collégiens et catéchistes de Péronne (1982)
>> Si vous aviez manqué le premier épisode, vous pouvez le lire ICI, et le second LÀ.