Innue de la rivière Sainte-Marguerite, elle vit à Uashat Mak Mali-Utenam, sur la rive nord du Saint-Laurent, au Québec. Probablement septuagénaire, cette femme est enfin fière de sa vie. Je ne l’avais croisée qu’à travers les paroles et les écrits de sa fille, Naomi Fontaine, écrivaine célèbre au Canada. Pour la sortie en France, de son dernier livre : Eka Ashate (Ne flanche pas), celle-ci a demandé à sa mère de l’accompagner à Paris. Ce fut l’occasion d’une rencontre rare.
Une femme brisée
Selon la tradition ancestrale, les Innus, à l’automne, quittaient le littoral du Saint-Laurent et remontaient vers le nord pour trouver les caribous et les animaux à fourrure dont ils avaient besoin pour se nourrir et se vêtir.
Cette femme, maintenant âgée, a connu le temps de la sédentarisation, le temps où le territoire de son peuple a été livré aux mains des entreprises forestières, minières et envahi de grands travaux qui en noyèrent une partie sous les lacs de barrages destinés à fournir de l’électricité. Le temps où les enfants étaient confiés aux écoles qui voulaient transformer ces “sauvages“ en canadiens blancs catholiques.
Elle explique : « le “drame des pensionnats“, c’est que les dirigeants ont arraché les enfants aux bras de leurs parents et de la forêt pour les enfermer dans des collèges où ils devaient renier leur langue, leur spiritualité, leur culture. Des parents dépossédés de leurs enfants, de leur territoire, de leurs traditions, méprisés pour ce qu’ils font et surtout pour ce qu’ils sont. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai grandi dans la honte, la honte d’être Innu, la honte d’avoir des parents sauvages. Être Innu était mauvais. Pour avancer dans la vie, il fallait être comme les Blancs. Cette idée a fait son chemin dans nos coeurs. On y a cru. J’ai rêvé d’être une Blanche. Et l’Église nous a embarqués là-dedans. Il ne fallait pas transmettre une spiritualité d’indien ; sans parler des abus ! Ce qui nous a brisés, c’est l’idée que mon peuple, mes parents, notre culture étaient méprisables, que nous n’avions aucune valeur dans le monde. Nous nous sommes méprisés nous-mêmes, nous méprisions nos parents, les Innus et toutes les premières nations. Ma mère qui accouchait dans la forêt et savait tout confectionner, des mocassins à l’anorak, ne pouvait plus rien faire. Mon père, qui était une encyclopédie vivante, ne pouvait plus parler.
Peu à peu, nous nous sommes rendu compte : parler comme des Blancs, vivre comme les Blancs, était mauvais pour nous. Ça m’a pris vingt ans de cheminement personnel pour me dire : « La Blanche n’est pas mieux que moi. »
Une mère battante
Veuve, avec cinq jeunes enfants, elle quitte sa communauté et part s’installer à Québec. « Je voulais une vie meilleure pour mes enfants, leur assurer un avenir. » Là, ils ont bénéficié de l’éducation québécoise égale pour tous, mais ont vécu tiraillés entre leurs deux mondes, celui de la réserve et celui de la ville. Naomi, sa fille, arrivée à sept ans à Québec, y a suivi l’enseignement primaire puis secondaire avant d’entrer à l’université Laval et y obtenir une licence de français. En dépit des préjugés et de la condescendance des Blancs de l’époque, elle a pu devenir professeur de français, écrire (elle est titulaire de plusieurs prix) et se retrouver désormais chargée d’un programme pour la langue et la culture innues pour les onze communautés (près de 30 000 personnes). Elle en est très reconnaissante. « Ma mère ne nous a pas laissés à nous-mêmes, sans cadre, sans autorité. Elle s’est battue, une maman ourse qui voulait nous protéger, même devenus adultes, afin que chacun de nous trouve sa voie. Elle a réussi. Mon frère est un excellent soudeur. Arianne est traiteur et chargée de projets, elle fume son saumon de manière traditionnelle. Maggie est infirmière. Mayna est enseignante au préscolaire. Moi, j’écris des livres. La sécurité que ma mère m’a offerte m’a permis d’aller au-delà des limites que je croyais possibles. Ma mère s’est battue, battue contre le regard des autres qui cherchaient à la diminuer. Elle s’est battue contre elle-même, contre ses propres certitudes parce qu’elle était Innue, parce qu’elle était veuve, monoparentale, parce qu’elle était une femme. Et je peux affirmer qu’elle a gagné. » Naomi l’avoue : « Je reconnais les combats qu’elle a menés comme une reine. Si ma mère n’avait pas été une reine, je ne serais pas écrivaine. »



Une femme en accord avec elle-même
En dépit de tant d’efforts pour assimiler les premières nations, la culture Innu existe encore. La mère de Naomi, désormais grand-mère, est fière : « Juste être à ma place dans ma communauté, connaître mon territoire et être capable d’y vivre, c’est le fruit de notre résistance. Seule, c’est dur. Mais, tous ensemble, nous avons été capables de supporter la douleur et de traverser cette catastrophe.
Aujourd’hui, nous élevons nos enfants en futurs citoyens. Je transmets à mes petit-enfants l’histoire, les savoir-faire et le savoir-être de leurs ancêtres. La nouvelle génération est très attentive à notre passé, ancrée dans notre culture. C’est ce qui rend les jeunes solides face à tout ce qu’ils veulent accomplir dans leur vie. Ils sont capables de parler, de lire, d’écrire, de philosopher et aussi de se débrouiller en forêt.
Notre culture est belle et pas seulement dans la forêt ; elle a quelque chose à dire au monde moderne, à offrir au monde. Et notre spiritualité… croire plus loin que ce qu’on peut voir ou toucher… »
Au moment de quitter cette femme, je l’ai appelée kukum, grand-mère. Étonnée et émue d’entendre ce mot dans la bouche d’une parisienne, elle m’a embrassée puis a ajouté :
« Dites-moi kwe (bonjour) et je me sentirai comme une princesse.
Puissent les Blancs me traiter de sauvagesse. Une sauvagesse vient de la forêt et tout ce qui vient de la forêt est bon. »






Découverte émouvante et réconfortante. Merci.
Merci beaucoup Joëlle pour ce magnifique témoignage…