À la source du Poème, avec Jean Lavoué

Autoportrait d’un chrétien en liberté et biographie collective de ces chercheurs de sens qui tissent des réseaux d’espérance hors et dans l’Église, Des clairières en attente de Jean Lavoué est le livre d’un poète assoiffé  « de puits où nous réconcilier avec l’eau vive du partage », car « nous ne sommes pas assignés à résidence et nos escales ont le goût d’infini »[1] J. Lavoué, Des clairières en attente. Un chemin avec Jean Sulivan, Médiaspaul, Paris, 2021, p. 132, € 15..

On les dit morts. Au mieux, vieillis, sans descendance, aigris. En oubliant que de leurs rangs sortent encore aujourd’hui les chevilles ouvrières du catholicisme français, ceux qui font vivre l’Église au quotidien. Et bien d’autres, ceux qui, las d’un cléricalisme qui paraît irréformable, n’attendent plus rien de l’institution, mais n’ont pas pour autant renoncé à se désaltérer à la source du Poème, la parole inouïe de l’Évangile : ce sont ces chercheurs de sens, chrétiens de la diaspora, redevenus nomades, qui ont tissé au fil des ans une myriade de réseaux, de petits groupes, de communautés qui partagent la Parole et le pain, dans l’accueil fraternel du plus faible et de cet autre, le poète ou le « mystique », qui — disait Michel de Certeau — survient « toujours dans l’Église comme un trouble-fête, un gêneur et un étranger »[2] M. de Certeau, L’Étranger ou l’union dans la différence, Desclée de Brouwer, Paris, 1991, p. 14..
Par commodité ou par paresse, on les appelle « catholiques de gauche », les derniers des Mohicans, aussi exotiques aux yeux des nouveaux clercs en soutane qu’une communauté de quakers dans le cinéma hollywoodien.

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Poète, Jean Lavoué dresse une biographie collective de cette étrange tribu ainsi que son autoportrait, celui d’un chrétien « à la fois rebelle et fidèle au Poème », comme le dit lui-même de Jean Sulivan, dont il partage les fulgurances et suit la trace. Méditation automnale, en apparence ; chant printanier, en réalité. Au fil des rencontres avec Jean-Marie Martin, Maurice Bellet, Bernard Feillet, Gérard Bessière et d’autres « chercheurs assoiffés de la source », théologiens, psychanalystes et poètes, se dessine l’itinéraire d’une génération qui a cru et œuvré pour le renouveau de l’Église, qui a tout donné sans compter, avant de se retrouver « hors les murs », mise sur la touche par un courant identitaire qui prétendait liquider silencieusement le Concile, au nom d’une Vérité gravée dans le marbre des convictions immuables mais qui s’accommode mal des fragilités et des opacités de la condition humaine.

Si la mélancolie et le désenchantement sont là, il n’y a pas d’amertume dans ce livre magnifique. Car il y a toujours des « clairières en attente », des « grèves de la rencontre » où naissent de nouveaux compagnonnages, comme celui avec le moine poète François Cassingena–Trévedy à l’occasion de visites à l’abbaye de Ligugé et puis sur les réseaux sociaux lors du premier confinement, « ces mois de diète et de dépouillement » imposés par l’épidémie[3]Lire les deux articles de Guy Aurenche publiés ici et ici..
Dans les « provinciales » de François Cassingena sur Facebook (oui, Facebook, tant décrié), l’auteur retrouve ce qu’il avait découvert chez Jean Sulivan : « Même goût pour désacraliser les rites. Pour relativiser les fonctions solitaires et sacrées. Même aspiration à la rencontre, à la parole vive, au dialogue cœur à cœur. »

La conséquence principale de cette approche est
d’assumer la conception d’un Dieu faible, pauvre, incarné en l’homme.
Enfoui dans la chair même du monde. […]
On se trouve là très loin des revendications identitaires
qui marquent le regain aujourd’hui d’un christianisme attestataire.

Jean Lavoué, Des clairières en attente, p. 75


La pandémie c’est le déclic, le kairos à saisir, le temps du discernement et du choix : accepter le retour en arrière, se taire face aux revendications indécentes du « droit à la messe » menacé, plus que par le virus, par un État considéré comme un ennemi de la liberté de culte, tomber dans le piège sempiternel de la citadelle assiégée, ou bien revenir à l’Évangile, à l’humilité d’une parole hospitalière qui fait germer l’espérance dans la nuit la plus sombre. Révélateur inattendu de la distance grandissante entre une caste sacerdotale qui revendique l’administration exclusive du sacré et des laïcs réduits au rang de consommateurs de biens spirituels (sacrements, bénédictions, ostensions, vénération des reliques et d’autres spécialités maison), le virus est un tournant et un accélérateur : de nouveaux réseaux se créent, de nouvelles réalités voient le jour, « une paroisse sans mur, sans territoire géographique, ouverte à la diaspora des petits croyants d’incertitude », comme Sulivan le disait de ses lecteurs.

On peut ne pas aimer le mot de « christité » qui pour Jean-Marie Martin désignait cette nouvelle ère de l’Esprit et que Jean Lavoué reprend à son compte. On peut lui préférer celui de « Poème ». Reste la beauté de cette méditation et de ce partage d’un chrétien en exode, « en sortie », selon les mots du pape François, d’un cheminement à la suite du Christ, le sourcier qui se révèle à nous autant par sa parole que par ses silences et qui ne supporte aucun enfermement, soit-il sous les coupoles et les clochers de nos églises.

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Notes

Notes
1  J. Lavoué, Des clairières en attente. Un chemin avec Jean Sulivan, Médiaspaul, Paris, 2021, p. 132, € 15.
2  M. de Certeau, L’Étranger ou l’union dans la différence, Desclée de Brouwer, Paris, 1991, p. 14.
3 Lire les deux articles de Guy Aurenche publiés ici et ici.
Pietro Pisarra

Journaliste et sociologue, il a été correspondant de la télévision italienne à Paris et enseigné pendant presque vingt ans à l’Institut Catholique.
En français, il a publié « L’évangile et le web. Quel discours chrétien dans les médias », éditions de l’Atelier, 2000. En italien, il vient de publier « La mosca nel quadro. L’arte svelata », Ave, Roma, 2021.

  1. Jacqueline Casaubon says:

    Pietro, Avec quel plaisir je viens de lire ton texte “A la source du poème”, je m’y suis sentie tout à fait à l’aise et en profond accord avec toi. Merci de ce partage. De plus très touchée par ta forme poétique. On ne dira jamais assez que la poésie permet de transmettre énergie, tendresse, élan et réflexion; à sa manière, elle a cette liberté de parole, dans la beauté, et le choix des mots. Parfois, rien qu’en peu de mots…
    J’avais lu “Des clairières en attente” que je trouve très intéressant.
    Au plaisi de te relire une prochaine fois.
    Jacqueline

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