Une installation foisonnante et poétique à Saint-Eustache. Un radeau sommaire recouvert d’objets d’art liés au religieux loin d’une référence au drame des réfugiés. Une création, une expérimentation, la joie d’une artiste talentueuse. La chronique de Jean Deuzèmes
Généralement les artistes aiment les grands espaces pour étaler leurs œuvres afin qu’on les distingue bien.
Florence Obrecht, née à Paris en 1976, peintre et plasticienne vivant et travaillant à Berlin, a fait un choix inverse pour la salle des colonnes de Saint-Eustache. Elle a regroupé sur un radeau de fortune bien des œuvres qui lui tiennent à cœur et que l’on a déjà vues dans une précédente exposition à Paris. Mais l’esprit est différent.
Odyssée est une sorte de « Radeau de la méduse » à la Géricault où les corps sont remplacés par des objets qui relèvent des processions religieuses et des parades urbaines, donnant au religieux un sens poétique.
Cette installation porte sur la mémoire et sur des rituels qu’elle réinvente ; Florence Obrecht a une manière exubérante de nous embarquer dans son expérimentation vers des terres qu’elle enchante.
Derrière l’œuvre, une question implicite. Si vous partiez sur une île lointaine, quels objets aimeriez-vous fabriquer et emporter pour exprimer un certain goût de spiritualité ?
Cela change de la question éculée : « Quels livres aimeriez-vous emporter avec vous sur une île déserte ? »
Sur son radeau de planches récupérées, où les bouées sont des pots de peinture vides, Florence Obrecht embarque tout le monde. Avec son goût pour l’expression populaire et ses références aux grands maîtres, elle puise dans l’univers du religieux, d’où l’exposition dans cette église et non dans une galerie.
Elle construit son installation comme une procession, non pas dans un esprit de dérision, mais dans un esprit poétique. Elle aime les processions joyeuses qui tiennent un peu des parades urbaines, elle a la dévotion heureuse. Elle en a même organisé une dans son quartier de Wedding à Berlin sur le mode coloré du « Vertep », cette forme ukrainienne traditionnelle de théâtre de marionnettes.
Florence Obrecht affirme que cette installation a les traits de l’expérimentation artistique et reconnaît qu’elle a le visage de son atelier, avec les œuvres qu’elle aime et qui l’entourent au quotidien. Tous les objets trouvés qu’elle a rassemblés à l’excès retrouvent une deuxième vie.
Marqués parfois par le pop, ils sont étranges et pleins d’humour, ceux qu’elle a fabriqués ou retravaillés ainsi que ses tableaux font mémoire de personnes très importantes pour elle : des vases à l’effigie de Boltanski, l’artiste de la mémoire, du temps, le créateur de mythes contemporains ; de Louise Bourgeois qui a transformé en art ses relations familiales traumatiques ; et de Paul Thek.
Elle a peint des icônes, des saintes familles, des vierges à l’enfant, des boîtes, des livres (dont un sur un prêtre déporté). Les modèles sont des amis, certains viennent d’Ukraine ou de Biélorussie. Les bannières de procession du siècle dernier — les voiles du radeau — deviennent des œuvres textiles de notre temps, pop ou naïves : « Die Liebe ist stärker als der Tod » (L’amour est plus fort que la mort).
Ci-contre : des amis chanteurs québécois, en Sainte-Famille contemporaine : Klo Pelgag Violet Pi et Venus
Cette embarcation ne porte pas sur le drame des migrants, elle met en contact l’esthétique populaire avec les représentations religieuses et fait référence à de nombreux grands maîtres anciens. Le bricolage d’objets, lui, fait référence aux travaux d’une certaine scène artistique (notamment américaine), passée de l’underground à la lumière des musées (Mike Kelley, Thomas Hirshorn et, surtout Paul Thek).
Le radeau échoué dans la salle des colonnes de Saint-Eustache, sous un tableau représentant la Cène, est un manifeste de joie, mais aussi une expression de la fragilité, de la précarité et du risque dans la traversée de la vie. Ici l’artiste se rassure spirituellement et culturellement avec tout ce qu’elle a produit et le donne à voir à celles et ceux qui passent.
L’artiste ouvre des écoutilles sur tout un monde, elle embarque sa foi. Cette œuvre est fondamentalement contemporaine, Saint-Eustache est son port le temps d’un été.
Rêvons un peu : il y a plus de 18 mois, ce projet d’exposition était destiné à Saint-Merry ; le Collège des arts visuels avait imaginé cette œuvre dans la chapelle de la Communion, l’équipe d’Accueil discutant avec les nombreux passants. Mais il y a eu une grave tempête… Cette œuvre aurait été très symbolique en mai 2021. Où accostera le prochain “radeau “?
Jean Deuzèmes
Commissaire de cette exposition à Saint-Eustache : Michel Micheau
À voir du 1er-22 juillet 2022
Tous les jours de 10h à 19h
Église Saint-Eustache
Salle des colonnes
Peut-être Saint Merry Hors Les Murs arrivera-t-il bientôt à bon port, et pourra proposer à cette artiste ou à d’autres de s’y amarrer, le temps d’une escale où rencontrer un public que nous aurons de nouveau la joie d’accueillir ?