J’ai des cheveux blancs et des rides. Dans le métro, le bus, des plus jeunes me proposent très souvent leur place assise. Une attention qui donne l’impression d’être digne d’intérêt et partie d’une communauté. Or, dans un bus bondé, j’ai assisté à une méchante scène. Un homme âgé est monté, appuyé sur une canne. Il a demandé à un jeune passager de lui céder sa place. La réponse a jailli : « Non, il y a trop de vieux, ils sont inutiles et nous coûtent cher. Ils feraient mieux de mourir ! »
Étant arrivée à destination, je n’ai rien su de la suite. Mais j’y ai repensé ; et repensé à ces autres phrases entendues au fil des jours :
« Le pauvre homme, il vaudrait mieux qu’il meure, ce serait une délivrance ! »
« Elle ne se lève plus du lit, elle ne reconnaît plus sa fille. Je ne comprends pas que les médecins n’accélèrent pas son départ. »
« Avec tous ses soins et ses aides, il coûte cher à la Sécu ! »
Certains considèrent les plus âgés comme une charge, au mieux une chance de créer des emplois de proximité. La vieillesse est vue comme un temps du « jamais plus ». On ne sera plus jamais le rédac’ chef, le prof’, le miroitier, l’exploitant agricole ou l’infirmière ; jamais plus celui qui grimpait si facilement au sommet des montagnes ou nageait si longtemps ; jamais plus d’enfants, pour les femmes… On se dit : à quoi bon allonger la vie si grand âge rime avec naufrage, sénescence avec déchéance et vieillir avec mourir.
Alors on a inventé le “bien vieillir“, le vieillir en pleine forme. (J’avoue avoir acheté des crèmes antirides et avalé des yaourts miracles.)
Aujourd’hui, j’en ai assez ; je suis fâchée de ce jeunisme, dégoûtée de ce mépris ! J’ai commencé à comprendre que la vieillesse est ce temps donné pour dépasser nos malheurs, pour que tout s’apaise, pour savourer les petites joies et les nouveaux bonheurs.
Inutiles, les vieux, disait le passager du bus ? Le nombre de nos années prouve aux jeunes qu’ils ont de l’avenir. C’est façon de leur donner espoir et confiance.
Sous le règne de la vitesse, les aînés obligés de vivre au ralenti m’apprennent à apprécier le moment présent dans toute son intensité : un rayon de soleil sur des feuilles d’automne, le parfum du lilas sous la pluie, le chant d’une mésange, le goût d’un bol de chocolat chaud, la douceur d’une parole… Je pense aux vieux et aux vieilles que l’on voit, l’été, assis devant leur porte, immobiles dans le soleil, à ne rien faire. Ils semblent savourer le moment et c’est comme s’ils propageaient des ondes de calme. Comme si, condensés en eux-mêmes, ils s’écoutaient vivre et se rencontraient eux-mêmes assez pour faire fi des questions d’utilité. Nul n’est justifié par son utilité. La vie n’est pas l’utilité.
Le temps de la vieillesse nous apprend à lâcher prise ;
impossible de croire encore qu’on peut tout maîtriser.
Mes amis malades, qu’on dit “dépendants“, montrent que la vie,
c’est aussi s’en remettre à d’autres, s’abandonner avec confiance.
Le jeune homme du bus ne sait pas encore ce que disait le jésuite Jean Vimort
(aumônier de maisons de retraites) :
« Si nous étions conscients du vieillissement qui fait son œuvre en nous,
non seulement de la vieillesse future qui sera la nôtre,
mais du vieillissement de nos artères, de nos idées, de nos sentiments,
de nos limitations physiques et mentales quel que soit notre âge,
alors, devant un vieillard, nous serions devant un semblable. »