Une table ronde organisée par Saint-Merry Hors-les-Murs a réuni lundi 31 mars dernier Joseph Maïla, universitaire aujourd’hui professeur de géopolitique à l’ESSEC, Étienne Godinot, militant de la résolution non violente des conflits et Marie-Claire Bruley, psychologue et psychanalyste [1]Un article de Marie-Claire Bruley sur la psychanalyse et la paix intérieure est consultable ICI,
en complément de ce débat, avec le journaliste Jean-Claude Escaffit, chargé de l’animation. Nous vivons actuellement une période particulière, que les participants au débat ont qualifiée de critique, du fait de menaces multiples ; d’inquiétante, devant un avenir inconnu, alors que se modifie notre vision de l’histoire ; et de grande incertitude.
Pour Joseph Maïla, nous sommes dans une phase de grands changements dans les relations internationales, et face au tragique de l’histoire, entre les bombardements de populations civiles en Ukraine comme à Gaza, et la guerre au Soudan où dix millions de réfugiés et six mille morts ont pu résulter de dix-huit mois de combats.
Trois facteurs importants sont à prendre en compte : le retour des rivalités entre États, entre agressivité, populismes, États autoritaires en quête de légitimité, guerres civiles internationalisées comme en Afrique ou au Liban ; la dérégulation du système international qui fait revenir la guerre au lieu de la médiation onusienne, avec l’unilatéralisme en lieu et place du multilatéralisme ; et l’ensauvagement, la brutalisation des relations entre États, en particulier dans le langage employé, – comme celui utilisé par Trump.
Le mot de guerre est actuellement sur-utilisé, (guerre contre le Covid, guerre des nerfs, guerre commerciale), là où le mot conflit serait plus juste. Une cassure s’est produite entre les deux mondes du Sud global et du Nord collectif : les normes ne sont plus les mêmes, y compris entre alliés, comme l’a montré le discours de J. D. Vance en Europe pour dénigrer la démocratie ; l’ONU est remise en cause, on change de monde, il faut adapter notre vocabulaire. On constate des attaques contre la souveraineté et la sécurité, et des risques de fermetures de ces souverainetés identitaires qui veulent moins de coopération avec les autres.
Pour Marie-Claire Bruley, l’Europe a longtemps adopté la position infantile de celui qui a besoin d’être protégé. Elle s’est mise en état de dépendance et de faiblesse en prolongeant indéfiniment l’après-guerre mondiale, en comptant sur les autres, principalement les États-Unis, pour assurer sa sécurité. Ce qui fait réagir Étienne Godinot qui fait remarquer que les forces européennes sont supérieures aux russes, et qu’elles nécessiteraient juste d’être harmonisées, notamment au niveau des équipements, ainsi que de développer le renseignement.

Joseph Maïla explique qu’on a construit une paix par l’économie, et non par la politique ; du coup, l’Europe n’est pas une puissance, mais un ensemble de puissances, adossées aux USA – à l’exception notoire de la dissuasion nucléaire autonome française. Les accords d’Helsinki de 1973, par lequel tous les pays s’engageaient à respecter les frontières issues de la seconde guerre mondiale, n’ont pas été respectés ; et la mutualisation des efforts de défense est mise à mal, du fait du délitement du lien euro-atlantique, qui établissait une solidarité des valeurs et de la démocratie : aujourd’hui, Trump n’applique aucun esprit de solidarité au sujet de l’Ukraine, juste une logique comptable. Mais cet électrochoc peut nous être salutaire, s’il nous permet de nous prendre nous-mêmes en charge, en construisant enfin une défense commune.
Étienne Godinot rappelle que c’est la France, en 1954, qui a fait capoter la CED – Communauté Européenne de Défense (sous l’influence de de Gaulle et des communistes). Or la dissuasion nucléaire, insiste-t-il, est un bluff très coûteux mais aussi immoral qu’inefficace, puisque l’arme nucléaire est inutilisable dans les faits, comme le prouvent les nombreuses guerres qu’elle n’a pu empêcher. Ce à quoi Joseph Maïla répond que ni son utilité ni son inutilité ne sont pour l’heure prouvées, seulement sa dangerosité, et en l’occurrence, la menace de Poutine avec les armes tactiques.
L’animateur pose alors la question de savoir s’il y a une façon éthique de préparer la guerre, et si le pacifisme des papes est une naïveté. Étienne Godinot pense néanmoins qu’il faut armer l’Ukraine pour qu’elle puisse se défendre, car il ne s’agit pas de faire du pacifisme honteux comme à Munich, mais d’obtenir la paix sans que ce soit au détriment de la justice, avec d’autres moyens que des bombes. Il ajoute que les intentions hostiles de la Russie se manifestent aussi par les cyberattaques et la désinformation. Il faut des alternatives à la défense armée, il existe des scénarios de défense civile destinés à rendre le pays ingouvernable par un agresseur. Quant aux Églises, elles ont un discours hors-sol sur la paix, car elles ne proposent pas d’alternatives.
Pour Joseph Maïla, même si Saint Augustin et Saint Ambroise ont parlé de « guerre juste », avec divers critères comme la proportionnalité des moyens, aujourd’hui on parle plutôt de « juste défense » face à une agression. La guerre est officiellement illégale, d’après l’article 51 de la Charte de l’ONU ; mais nous avons le devoir éthique de ne pas nous résoudre à l’injustice, et l’obligation de nous y opposer, la responsabilité de protéger ceux qui en ont besoin (devoir d’ingérence). La Cour Pénale Internationale doit faire son travail, et « le pacifisme n’est pas la voix de la conscience ». Marie-Claire Bruley trouve également facile de se réfugier dans l’idée de la paix, si la notion de liberté n’est pas prise en compte ni sauvegardée.
Après avoir rappelé le droit de désobéissance des militaires en cas d’illégalité des ordres, Étienne Godinot revient sur « la non-violence : c’est l’exercice d’un rapport de force au service du droit ». Elle peut s’avérer très offensive par le biais de la non coopération, de moyens de pression ou de contraintes (grèves, pétitions, manifestations et marches, boycott…). Et la société civile a un grand rôle à jouer contre les idéologies de domination et d’exclusion, les inégalités économiques criantes et autres menaces, notamment environnementales, à la sécurité, avec d’autres moyens que militaires.
À partir des questions des auditeurs, est évoquée la réforme indispensable de l’ONU : de nombreux grands pays n’y sont pas écoutés et ne peuvent y participer de façon satisfaisante, il y a là une injustice sensible. On connaît aussi le sentiment de déclin des États-Unis qui provoque cette vague MAGA, sachant par ailleurs que les USA n’ont jamais accepté que des citoyens américains puissent être jugés par le Tribunal Pénal International. On cite le politologue Bertrand Badie, qui parle de la paix comme d’une science, et évoque « l’humiliation des peuples » et « l’énergie sociale des peuples qui défie la puissance militaire. »
Les auditeurs du débat évoquent également l’éducation : Marie-Claire Bruley note que l’agressivité de certains jeunes pourrait être une dynamique, si elle était bien gérée, dans un cadre, et que le problème actuellement serait que rien ne la contient, car le droit commun et la loi qui nous structurent ne sont plus toujours là ; le mal-être des jeunes a quelque chose à voir avec l’absence de droit commun pour se relier à la société. En Israël, en Palestine, au Liban, c’est également la jeunesse qui trinque, à qui on n’a pas forcément transmis les valeurs structurantes. La thérapie peut permettre de retravailler sur soi-même ; et la mémoire peut aider à restaurer une certaine vérité, pour que le déni ne soit pas destructeur (comme après un déchainement de sauvagerie génocidaire). Étienne Godinot pense qu’il faut une éducation à la non-violence des enfants, leur apprendre la gestion positive des conflits.
En conclusion, pour Joseph Maïla, une paix qui ne serait pas basée sur la justice, respectant les droits et besoins des populations, ne serait pas possible. Étienne Godinot estime il y a urgence à favoriser la montée en puissance de la société civile, en particulier les femmes ; à réformer l’ONU ; et à faire prendre en compte les stratégies non violentes par les mouvements politiques, Églises et autres collectivités. Enfin, pour Marie-Claire Bruley, la paix se transmet dans le cadre familial, par la qualité relationnelle, par l’éducation, et la question reste posée de quelle transmission s’opère par nos sociétés. Guy Aurenche, après avoir repris quelques expressions fortes échangées au cours du débat (effort de lucidité, question vitale de la non-violence active, débat moral et spirituel avec nous-même…), nous livre la formulation du prophète Michée sur ce que l’Éternel nous demande : « Rien d’autre que pratiquer la justice, aimer la bonté et marcher humblement avec son Dieu ».
Quelques échos des échanges d’après débat du lundi 7 avril 2025
Quelques personnes sont revenues sur le débat dans un échange informel.
Des rappels informatifs :
– Les accords d’Helsinki, voulus par l’URSS pour pérenniser son emprise sur les pays satellites du bloc de l’Est, a fixé les frontières mais également permis la validation officielle des principes des Droits de l’homme.
– Les armes tactiques, armes nucléaires de moindre puissance.
Des expressions qui nous ont frappés :
– La guerre est “illégale”.
– La “guerre juste”, expression utilisée par le magistère jusqu’à ce que le pape François dise que la guerre est toujours injuste.
Des questions :
– Les théories non violentes ont-elles (ou pas) évolué depuis les années 60 ?
– Faut-il imiter les chrétiens qui se sont laissé massacrer ? Distinction à opérer entre la nécessité de se défendre contre son agresseur, en temps de guerre, et le partage d”un lieu de vie en zone dangereuse (Tibhirine)
– Pourquoi n’y a-t-il pas de rencontres inter-religieuses organisées par les responsables religieux nationaux sur ces thématiques ?
– La CPI et l’ONU sont-elles encore utiles si elles sont si peu respectées ? La dynamique des droits de l’homme ne supprime pas la responsabilité politique des États.
Ce qui nous a manqué dans le débat :
– Où en est-on du “réarmement moral”, à côté du réarmement militaire annoncé ? C’est une faiblesse que cette absence de réflexion des citoyens par rapport à l’usage de la dissuasion nucléaire.
– Quel est le rôle à jouer (ou pas) par les politiques dans la défense de nos valeurs humaines et de civilisation ?
– On ne s’est pas senti spécifiquement interpelés en tant que chrétiens.
Pour écouter ou réécouter le débat du 31 mars, cliquer ICI