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Vivre avec nos morts, petit traité de consolation

Delphine HORVILLEUR : Vivre avec nos mortspetit traité de consolation, Grasset, mars 2021, 224 pages, 19,50 €

L’âge et la pandémie me conduisent ces jours-ci, plus souvent qu’à l’habitude, à suivre un enterrement, à préparer un texte d’hommage, à accompagner des amis frappés par la perte d’un des leurs. Est-ce pour cela que j’ai couru chez mon libraire pour y chercher, dès sa parution, le livre du rabbin Delphine Horvilleur ? C’est une rencontre d’une richesse peu commune avec les traditions juives, une surprise et une révélation comme lorsqu’on retrouve dans une assemblée une amie lointaine qu’un événement soudain nous rend proche et qu’on accompagne en silence. Chemin faisant on se raconte à voix basse (celle de la lecture) des histoires, certaines sont tristes et émouvantes, d’autres franchement drôles, ce sont des histoires personnelles qui croisent la grande Histoire (l’assassinat d’Itsh’ak Rabin) ou nous font revivre l’actualité la plus récente. On entre peu à peu dans un monde que l’on côtoyait depuis longtemps sans y être jamais entré. On découvre des façons de penser, de vivre, d’aimer et de prier, à la fois étrangères et très proches. Le tout est tissé, tressé, reprisé, raccommodé, avec des citations bibliques, des relectures d’épisodes connus, des légendes, des blagues. Un rabbin, une femme, une femme rabbin, mais aussi une conteuse. Je l’ai entendue à la radio, je l’ai vue à la télévision, mais je n’avais rien lu d’elle. Et la lecture, c’est autre chose !

Onze petits chapitres construits autour d’un personnage, d’un événement, de l’appel d’une famille en manque de rite. On peut difficilement résumer ces histoires car elles sont souvent faites de surprises et de retournements. Le confinement impose parfois des situations étranges, cocasses, comme la conduite d’un enterrement par téléphone, les proches répétant au cimetière à voix haute les mots confiés à voix basse depuis le salon. Ou quand, arrivée sur place, la femme rabbin se trompe d’enterrement.

Photo by Huzeyfe Turan on Unsplash

Elle est appelée par des gens très simples, des inconnus, de ceux qui voudraient un enterrement traditionnel, « même si nous ne sommes pas de bons juifs ». La chute de l’histoire de ce fils de Sarah, un anonyme, est bouleversante. On la sollicite aussi à la mort de gens célèbres, comme Simone Veil, et la voilà qui récite le kaddish aux côtés du Grand Rabbin de France, ce qui fâche des juifs de sensibilité orthodoxe, ou encore pour l’enterrement d’Elsa Cayat, la psy de Charlie où on la présente comme un « rabbin laïc ». On lui demande aussi un jour de répondre aux questions de l’enfant qui, à la mort de son frère, ne sait pas où le chercher, dans la terre ou dans le ciel puisqu’il entend dire l’un comme l’autre. C’est que l’on entend bien des maladresses, bien des bêtises de la part d’amis du défunt, le plus souvent pourtant bien intentionnés. 

Or les mots sont très importants pour Delphine Horvilleur,
en français, comme en hébreu ou en araméen, et elle fait dialoguer les uns avec les autres. Un mot peut engendrer toute une histoire : kadosh bien sûr mais aussi le mot araméen abacadabra (faire comme on a dit), 
le mot shéol dont la racine est « la question ». J’ai découvert aussi que si je peux désigner en français un veuf ou une veuve, un orphelin ou une orpheline, je ne dispose d’aucun mot pour désigner un parent qui a perdu son enfant, ce qui est peut-être pourtant un des deuils les plus lourds à porter. Or le mot existe en hébreu. Et si le mot Shakoul reste muet pour moi, j’apprends qu’il désigne aussi la branche de la vigne dont on a vendangé le fruit. Richesse des langues, ouvertures, merveilleuse polyphonie.

La laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. 

On revisite aussi plusieurs pages de la Bible : l’expulsion du jardin des origines, des épisodes de l’histoire de Rebecca et de celle de son fils Jacob, l’histoire de Moïse l’homme qui ne voulait pas mourir, l’histoire d’Abel, havel, le souffle, la buée, ce qui passe, et de son frère Caïn, ce qui reste. Quelles traces ont laissé dans nos vies ceux qui sont partis ?

Je viens de feuilleter de nouveau tout le livre, je vois des notes au crayon dans les marges, et j’entrevois tout ce que j’ai laissé de côté sur le temps, la transmission… J’aurais voulu raconter brièvement une histoire drôle, esquisser un florilège de citations fortes. Tiens, en voici une : « La laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. »

Photo by Josh Boot on Unsplash

Et voici au dernier chapitre encore une histoire, en forme de conte, un conte qui se fait poème où se rencontrent les personnages de la Bible, ceux de l’Histoire et ceux de l’histoire personnelle de Delphine Horvilleur. En décembre 2019, le cimetière juif du petit village alsacien de Westhoffen fut profané, et à cette occasion elle découvre que ce cimetière est celui de sa famille paternelle. Elle y retrouve la tombe de son oncle Edgar et, à sa grande surprise, celle des aïeux de Marx, Blum, Laurent Schwartz, Anne Sinclair… C’est que les juifs d’Alsace-Lorraine ne possédaient aucune terre mais vécurent pendant des siècles en bonne entente avec ceux qui plantaient et cultivaient, et cette cohabitation a laissé des traces, jusqu’à ce que ces derniers pourchassent leurs frères. C’est l’histoire de Caïn et Abel et la morale de l’histoire est que tout ce qui est construit finit par disparaître, mais tout ce qui est « Abel », buée éphémère, souffle dans nos vies et y laisse des traces.

Ce livre peut être lu en écho au livre de François Cheng comme « une méditation sur la mort autrement dit sur la vie », bien que sur un ton différent. Chez Delphine Horvilleur l’humour finit par l’emporter : elle se souvient à la fin des fins que Westhoffen est aussi la capitale mondiale de la cerise d’Alsace. De ces cerises que l’on plonge dans l’eau de vie : « Leh’ayim ! À la vie ! » 

Jean Verrier

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Jean Verrier

Universitaire à la retraite (Paris 8, département de littérature, de 1970 à 2000). Membre du CPHB, devenu le Centre pastoral Saint-Merry, depuis 1981. Sept petits-enfants.

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