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Suzanne : la femme comme modèle d’intégrité morale

Récit biblique relatant l’histoire d’une jeune femme, Suzanne, qui, observée alors qu’elle prend son bain, refuse les propositions malhonnêtes de deux vieillards. Pour se venger, ceux-ci l’accusent alors d’adultère et la font condamner à mort, mais le prophète Daniel, encore adolescent, intervient et prouve son innocence. Il fait condamner les vieillards. La chronique de Jesús Asurmendi

Le récit de Suzanne et les vieillards nous a été transmis uniquement en grec, bien que les experts pensent qu’il pourrait se trouver un original sémitique. Suzanne, qui va devenir un prénom fort courant dans nos langues, veut dire « lys » en hébreu. Les versions grecques mettent l’accent sur des points différents du récit. La Septante met en avant le conflit entre jeunes et vieux, signifié dans la narration par l’opposition entre Daniel et les vieillards. En revanche la traduction de Théodotion (érudit juif écrivant en grec au IIèmesiècle) souligne les aspects susceptibles de mettre en valeur les valeurs morales de Suzanne, faisant ainsi de la narration un exemple de moralité à suivre.

La version des LXX (la Septante), en mettant l’accent sur le conflit des générations et donnant l’avantage aux jeunes, va à l’encontre de la sagesse traditionnelle qui prônait systématiquement la supériorité des anciens en raison surtout de l’expérience acquise. Il y a cependant, comme dans les autres sagesses du Proche-Orient ancien, deux œuvres qui représentent ce que l’on appelle la sagesse contestataire, et qui mettent en question cette sagesse traditionnelle. Il s’agit des livres de Job et de celui de Qohélet (l’Ecclésiaste). Le récit de Suzanne ne fait pas partie de la sagesse contestataire ; elle abonde plutôt dans la ligne de la sagesse traditionnelle. De ce point de vue la version des LXX est assez subversive de l’ordre établi. La sagesse se caractérise traditionnellement pour être un soutien solide de l’ordre établi, c’est-à-dire en donnant la priorité aux anciens par rapport aux jeunes.

Proverbes 1,4 : « Veux-tu rendre astucieux les naïfs, donner aux jeunes gens savoir et perspicacité ? Que le sage écoute, il progressera encore, et l’homme intelligent apprendra à diriger : il saisira les proverbes et les traits d’esprit, les propos des sages et leurs énigmes. »


Proverbes 1,8 : « Écoute, mon fils, les leçons de ton père, ne néglige pas l’enseignement de ta mère : c’est comme une couronne de grâce sur ta tête, un collier à ton cou. Mon fils, si des mauvais garçons veulent t’entraîner, ne les suis pas ! »

Dans la littérature sapientielle du Proche-Orient, le cadre est souvent celui des conseils du maître au jeune (du père au fils). Mais, par ailleurs, la version de Théodotion, en mettant en avant la moralité de Suzanne, va dans la ligne de la moralité habituelle, un des accents de la sagesse traditionnelle. La TOB traduit la version de Théodotion, se conformant ainsi à l’habitude des traductions chrétiennes qui profitent de cette traduction pour mettre en avant la dimension moralisante du récit. Face aux choix entre les deux versions, l’option Théodotion s’imposait, normalement, aux traducteurs. La version des LXX a une dimension plus subversive que l’on ne saurait ignorer : la femme comme modèle d’intégrité. Il est vrai que ce ne sont pas toujours les femmes qui sont renforcées dans leur statut d’exemples moraux. Dans la narration de Joseph et ses frères, c’est Joseph, l’homme, qui est institué comme exemple d’intégrité morale. 

Valentin de Boulogne, Suzanne devant Daniel, vers 1625

Quoi qu’il en soit, dans les deux versions on veut mettre en avant la protection par Dieu des justes. Ce que le lecteur demande à vérifier. Il est vrai que l’image des anciens ne sort pas très grandie de cette histoire. Mettant ainsi à mal un des principes essentiels de la sagesse traditionnelle, telle qu’elle s’exprime dans le livre des Proverbes. C’est par l’intermédiaire du jeune homme Daniel que cette assistance divine se manifeste. D’ailleurs, ce nom le prédispose. En effet, on peut le traduire par « Dieu juge ». Dans le cas de Suzanne ce jugement de Dieu se manifeste de manière éclatante. À cela s’ajoute l’habilité de Daniel pour confondre les deux vieillards, en demandant, séparément aux vieillards, sous quel arbre ils avaient vu Suzanne commettre son forfait.
Une des qualités de la sagesse est d’ailleurs la ruse. On se croirait dans un épisode télévisuel de Columbo. Et le piège fonctionne parfaitement, chaque vieillard annonçant un arbre différent sous lequel Suzanne aurait commis son forfait, prouvant ainsi leur mensonge et sauvant du coup ainsi la jeune femme.

Le lectionnaire liturgique fonctionne presque toujours de la sorte. On cherche dans l’Ancien Testament ou dans les lettres de Paul ou autres écrits du Nouveau Testament un texte qui fait résonner celui de l’Évangile. Prenant comme fil conducteur dans la quatrième et la cinquième semaine de carême ainsi que le lundi et mardi de la semaine sainte une lecture de l’Évangile selon Jean, quand arrive Jn 8,1-11, la narration de la femme adultère, le récit de Suzanne, Dn 13 ne s’impose pas mais il est le bienvenu. Et cela permet à d’éventuelles homéliastes de broder allégrement, honorant ainsi la dimension morale des deux récits.

Artemisia Gentileschi, Suzanne et les vieillards, huile sur toile, vers 1610, collection particulière, château de Weissenstein, Allemagne

Le piquant et la dimension plastique du récit de Suzanne expliquent aussi le succès qu’il a eu historiquement dans l’iconographie.

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Jesús Asurmendi

Bibliste. Professeur honoraire à l'Institut Catholique de Paris.
Parmi ses publications, « Du non-sens — L'Ecclésiaste », Éditions du Cerf, Paris, 2012 ; « Job », Éditions de l'Atelier, Paris, 1999.

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