« Il est des circonstances où le droit de voter devient un devoir impératif et l’abstention militante, dépitée ou paresseuse, un manque de lucidité citoyenne ». L’histoire du suffrage universel dans la chronique du 26 avril 2017 d’Alain Cabantous
Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021, lors de la fermeture du Centre Pastoral.
Dans l’ensemble des régimes qui se réclament de la démocratie, les citoyennes et citoyens sont appelés à voter plus ou moins régulièrement. C’est-à-dire à exercer un droit avant de répondre à un devoir puisque si, dans certains pays comme la Belgique, le vote est obligatoire, dans nombre d’autres, l’abstention peut constituer une alternative.
Lors de ce premier tour d’élection présidentielle, elle se situe à un peu plus de 21 % soit le niveau de 2012, un taux supérieur à l’ensemble des consultations de ce type situé depuis 1965 entre 15 et 17 %. Sans jamais atteindre le chiffre américain qui frôla encore les 50 % lors du scrutin de novembre dernier, elle a pu être ponctuellement plus forte (autour de 30 % en 1969 et en avril 2002), exprimant là une intention précise. Le devoir s’efface-t-il alors devant le droit ? Un droit acquis après de si longues luttes parfois tragiques que chaque citoyen ne se devrait jamais d’oublier même si ce rappel « moral » déplaît aujourd’hui à certains plumitifs.
En France, le suffrage universel s’inscrit dans une histoire assez récente qui court de 1848 à 1974. C’est en effet le décret du 2 mars 1848, une semaine après la proclamation de la Seconde République qui établit « un » suffrage universel pour les Français de plus de 21 ans, ayant un domicile depuis 6 mois et bénéficiant d’un casier judiciaire vierge : soit environ 9 millions de personnes sur 36 millions d’habitants. Cette décision représentait un très grand progrès au regard des législations précédentes. La grande Révolution française s’était empressée de diviser en 1791 les citoyens entre les actifs (4 millions) et les passifs (3 millions) selon des critères de fortune ou de statut. Distinctions abandonnées en l’an I mais reprises en l’an III (1795) avant le rétablissement en l’an VIII d’un suffrage universel « encadré ». La Restauration imposa un régime censitaire qui ne concerna au mieux que 250 000 électeurs. Guizot en 1847 ne justifiait-il pas ce choix en précisant que « le droit électoral n’est pas dans le nombre mais dans la capacité politique ». Le Second Empire puis la IIIe République reprirent à leur compte le suffrage universel en vigueur depuis 1848 et il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale pour que d’une part l’ordonnance accorde le droit de vote aux femmes (21 avril 1944) que, d’autre part les habitants des colonies (février 1944 puis mai 1946) et les militaires (août 1945) puissent voter. La dernière grande modification concerna l’abaissement de l’âge de la majorité à 18 ans (juillet 1974).
Au-delà des péripéties que connut le principe « un homme, une voix » à travers les discours des uns et des autres ou des conditions parfois imposées aux futurs électeurs, se profile une dimension culturelle essentielle. Car accorder le droit de vote à chacun, c’est postuler sa capacité de jugement et de conscience politique acquise grâce à l’éducation. Au cours du XIXe siècle, et même après, ce fut une interrogation largement débattue et à front renversé chez les tenants comme chez les opposants au suffrage universel. Après Guizot, Thiers précisait qu’universel « ne veut pas dire tous mais le plus grand nombre », les plus éclairés si possible. Et Flaubert, encore effrayé par les événements de 1870-1871, écrit alors qu’il faut « en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. Le nombre domine l’esprit, l’instruction, la race, l’argent ». Comme quoi… Mais les partisans du droit de vote pour tous, comme les premiers socialistes, craignaient, à l’instar d’A. Blanqui, que « faute d’avoir reçu les lumières nécessaires, la Lumière démocratique, le peuple aveuglément ne se donne que des maîtres ». C’est aussi l’argument de l’inculture politique aggravée par la soumission au mari ou au prêtre qu’avançaient régulièrement les radicaux-socialistes pour refuser le vote aux femmes.
La mise en avant d’un minimum d’éducation et partant de discernement pour pouvoir bénéficier du droit de vote se retrouvait dans un certain nombre d’États des U.S.A où il fallait être capable de lire la Constitution pour voter. Ce qui permettait d’exclure les Noirs, devenus libres après la guerre de Sécession. Mais au Portugal ou en Italie jusqu’en 1912, les électeurs devaient aussi savoir lire et écrire. Cette mise en valeur d’une sorte de suffrage capacitaire conduisit même le code électoral anglais à autoriser les professeurs d’université à pouvoir voter deux fois lors de chaque élection jusqu’en 1948.
Nous n’en sommes plus là. Pourtant est-ce si sûr ? Après nombre d’élections, les élus ou les battus déplorent régulièrement l’importance du taux d’abstention de citoyens qui n’ont pas perçu les enjeux et font ainsi le lit des partis extrémistes qui eux, nous explique-t-on, peuvent compter sur la mobilisation de leurs électeurs mus par une réaction protestataire plus que par une analyse programmatique serrée. Bref, en filigrane, la fameuse crise du politique et l’essor du populisme seraient aussi le fruit d’une faillite : celle d’une éducation civique responsable et, de ce fait, le suffrage universel une arme à double tranchant parce qu’offert à tous sans distinction, un droit sans les obligations d’un devoir.
Il est pourtant des circonstances où le droit de voter devient un devoir impératif et l’abstention militante, dépitée ou paresseuse, un manque de lucidité citoyenne. Il est des dimanches où la pêche à la ligne constitue un divertissement coupable au regard du suffrage universel.
le 26 avril 2017
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