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Migrants. L’accueil sans condition

Le déchirement de l’exil doit-il se redoubler pour certains du refus d’être accueillis ? Pourquoi accepter ceux-là, les Ukrainiens, et non ceux-ci, tous les autres non-européens ? Y aurait-il des humains moins humains que d’autres ? Geneviève PM reçoit des réfugiés qui, ayant traversé l’horreur, se battent
pour s’en sortir, se reconstruire. Témoignages.

Quel élan de solidarité pour les Ukrainiens, quel accueil pour ces femmes, ces enfants et ces personnes âgées qui s’exilent pour fuir la guerre et sauver leur vie ! Tous reconnus en France, avec un statut accordé d’emblée. Merveilleuse, cette hospitalité inconditionnelle, celle dont parlait Anne Dufourmantelle dans un entretien avec Jacques Derrida[1]Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de l’hospitalité, Éd. Calman-Lévy, 1997, collection dirigée par Anne Dufourmantelle. C’est donc possible d’ouvrir tout grand les portes aux étrangers !
Alors pourquoi refuser tous ces réfugiés d’ailleurs, de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, et de nombreux pays d’Afrique ? Eux aussi ont quitté, dans le déchirement, leur pays, leur maison, leur famille. Ils ont risqué leur vie sur la route de l’exil, à travers les déserts, les montagnes et le froid, en traversant la mer. On ne le sait que trop ! Ils viennent de beaucoup plus loin que l’Europe de l’est, ils sont arabes ou africains, ils n’ont pas la même couleur de peau, ni la même religion, alors ils font peur.

Y aurait-il des humains
moins humains que d’autres ?
Trop différents ces semblables.

Pourquoi refuser un statut social à ces réfugiés qui ont traversé un enfer pour fuir un autre enfer et qui se voient réduits à rien en arrivant dans un pays où ils sont rejetés ? Les analyses d’Hannah Arendt sur le « paria » devraient nous faire réfléchir. « La société continue à prétendre qu’elle est réelle et tend à lui faire croire qu’il est irréel, qu’il n’est personne ». Ces exilés, exclus de la réalité sociale, manifestent pourtant bien un réel, le leur aussi bien que le nôtre, celui de la différence absolue. En ce sens ils nous pensent. L’arrivant, pas vraiment arrivé, nous entraîne vers le large où nous voguerons peut-être grâce à lui, un lieu où l’autre-là, dans son altérité, ne serait plus un poison à craindre, mais une source de renouveau et de vitalité. Certains villages de France ont connu une renaissance lorsque des familles de migrants s’y sont installées. 

Je reçois certaines personnes africaines qui, ayant traversé l’horreur, se battent pour s’en sortir, se reconstruire. Leur désir de vivre, de revivre, est tellement fort ! Elles me donnent de l’énergie, oui, malgré la difficulté d’entendre des récits terrifiants. 

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Astane est une jeune femme malienne qui a fui son pays et sa famille. 

Excisée à 18 ans sans anesthésie, la veille de son mariage forcé avec un homme de 45 ans très riche et très violent. « Mon père, un Imam, m’a vendue ; il est mort pour moi. » Ce mari la frappe et la torture, son corps est marqué ; il est tellement violent que l’intendant de la maison, au bout de quelques années, donne de l’argent à Astane pour le billet d’avion, en lui disant de fuir. Elle arrive à Paris, malade et enceinte, ayant été violée plusieurs fois lors de son périple pour arriver à prendre l’avion. Après une IVG, elle connaît l’existence d’un service hospitalier qui fait des « reconstitutions » pour les femmes excisées. Un matin, elle me téléphone ravie : « je suis redevenue une femme ! » Peu à peu, les cauchemars diminuent, mais lorsqu’elle est refusée à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés), ils reprennent de plus belle : « je me vois poursuivie par mon mari et mon père, ils veulent me tuer. On ne m’a pas crue, pourtant je ne mens pas, si je retourne chez moi, ils vont de nouveau m’exciser et me maltraiter, peut-être me tuer ».
Elle dit vrai.
Finalement, elle est acceptée par la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) ; elle m’annonce la nouvelle en pleurant, cette fois, elle pleure de joie. Elle va faire une formation d’aide-soignante et quand elle travaillera, elle fera revenir son fils (il a 8 ans actuellement, elle l’a quitté âgé de 4 ans). Avant son mariage, elle avait eu une relation avec un homme qu’elle aimait, mais son père avait refusé le mariage avec un pauvre. Elle a eu son fils avec cet homme, remarié maintenant, et elle a connu le plaisir, dit-elle, avant d’être excisée et violentée par son mari. Elle espère rencontrer un Français plus tard, et elle ira vivre en province pour que son fils soit élevé dans un environnement meilleur que celui des banlieues parisiennes. 

Merveilleux ces projets et cette confiance en l’avenir, après tout ce qu’elle a vécu !
Merci à elle de m’avoir communiqué son énergie,
son désir indestructible de vivre.

Photo Aarón Blanco Tejedor sur Unsplash

Aboubacar, 20 ans, a fui le Burkina-Faso pour des raisons familiales. 

Il ne sera jamais admis comme réfugié par la CNDA. Et pourtant il risque la mort s’il retourne dans son pays. Né d’une femme malienne, morte à sa naissance, il a été recueilli et élevé au Mali par Myriam, une amie de sa mère. Son père, marié à d’autres femmes, le considère comme un bâtard, sa mère Peule venait du Mali et n’avait pas la même religion. Sur le point de mourir, son père, pris de remords, le fait appeler et lui donne un papier certifiant que Aboubacar hérite de la maison familiale. Après la mort de son père, Aboubacar va au village pour récupérer la maison, et là il se fait tabasser, on lui cogne la tête, il est menacé de mort par la famille de son père. Myriam l’emmène dans la forêt se faire soigner par un marabout qui le guérit et lui conseille de quitter le pays : « Ils veulent te tuer ». Il erre quelque temps dans la forêt, puis il va au Mali dans la famille de Myriam ; il n’est pas supporté, il fait des cauchemars et crie la nuit, il doit partir. Après des parcours terrifiants, au cours desquels il se fait exploiter, abuser, il arrive au Maroc, puis en France via l’Espagne.
Quand je le reçois pour la première fois à Médecins du monde, il dort dans la rue et se nourrit comme il peut, souvent pas du tout. Il ne peut être demandeur d’asile : entré en Europe par l’Espagne il doit y retourner alors qu’il ne connaît pas l’espagnol et parle le français. Pendant le confinement et l’hiver, il se réfugie la nuit dans une gare, mais les policiers viennent le secouer et lui ordonner de rentrer chez lui… « Je n’ai pas de chez moi, je n’ai plus qu’à mourir ». Il me téléphone régulièrement entre les entretiens. 
Quand il dort un peu la nuit il voit dans ses cauchemars des sorcières qui le poursuivent pour le tuer. Puis dans la vie éveillée il les perçoit aussi, il se sent en danger. À certains moments c’est lui-même qui devient une sorcière.
Un matin il m’appelle : « je suis au paradis ». On lui a enfin trouvé une chambre dans un foyer.
Mais les sorcières reviennent même au paradis ! Il faudrait beaucoup de temps et de travail avec moi pour qu’elles disparaissent. Il n’est pas fou pour autant comme il le craint, il est toujours sous l’effet du trauma. 
Le temps passe, il n’est plus obligé de retourner en Espagne, la loi s’est adoucie. Cependant il est refusé à l’OFPRA et à la CNDA. Puisqu’il s’agit d’histoires familiales, il n’a aucune chance d’être un jour accepté. Il s’en doute. Se rejoue pour lui le rejet de son père, de sa famille, de Myriam au Mali.

« Personne ne veut de moi,
je n’ai pas un endroit où vivre sur cette terre,
je n’ai plus qu’à mourir ».

Depuis deux ans je n’ai plus de nouvelles de lui alors qu’il me téléphonait deux fois par semaine… 

Aissatou, femme guinéenne de 25 ans

Elle entre dans mon bureau le visage déformé par un rictus de dégoût, et me raconte d’un trait son histoire. Elle était secrétaire du parti d’opposition au gouvernement ; un jour des miliciens arrivent dans son village, ils massacrent sous ses yeux tous les hommes de sa famille, son mari, son frère, et ils l’emmènent en prison où, pendant trois mois elle sera violée tous les jours, à répétition. « Ils nous jetaient sur des tables, j’ai honte, j’ai honte ».

Photo Nick Owuor sur Unsplash

Ce sont ses bourreaux qui devraient avoir honte, ce sont eux qui l’ont persécutée, je le lui dis, mais elle continue à exprimer cette honte, jusqu’à ce qu’elle arrive un jour en ayant retrouvé son visage de jolie jeune femme. Après avoir été refusée à l’OFPRA, elle est enfin acceptée comme réfugiée par la CNDA. Elle peut alors travailler, en étant déclarée, dans une crèche où elle est très appréciée. Elle souhaite faire une formation d’aide-puéricultrice pour travailler dans le domaine de la petite enfance. Quand elle aura un appartement, elle fera venir sa fille de 10 ans restée au pays chez sa sœur. Pour elle la France est bien une terre d’asile où elle a le statut de réfugiée politique. Malheureusement cela ne suffit pas à la reconstruction du sujet. Après les premiers entretiens et le récit de ses traumatismes, elle n’a plus voulu parler du passé ni des  cauchemars qui envahissent ses nuits. Mais ce passé toujours présent se manifeste sous la forme d’un délire de persécution qu’elle dénie en disant : « je ne suis pas folle,
je ne suis pas folle ». 

Non elle n’est pas folle, mais elle est dans un moment très difficile, ayant refusé, jusqu’à maintenant, d’élaborer son trauma, c’est à dire les effets du traumatisme vécu. J’espère qu’elle parviendra à dépasser ce refus.

Annette, 30 ans, vient de Côte d’Ivoire.

Elle m’est adressée par une juriste de la Cimade, très inquiète de la voir tellement déprimée.
Elle entre dans mon bureau en pleurant : « je ne sais pas si je suis albinos ou métis, je ne sais pas qui je suis, je ne suis rien ». Annette a la peau très blanche. Sa mère l’a rejetée dès sa naissance en la confiant à ses propres parents. Sa mère lui a dit que son géniteur est un blanc, disparu dès la conception. Annette ne sait rien de plus. Au pays on la croit albinos, ce qui est très dangereux pour elle : on cherche à tuer les albinos pour prendre des parties de leur corps, ongles et cheveux en particulier, porteurs de pouvoirs selon la croyance populaire. À mon étonnement, j’apprends que les sacrifices humains se font encore, malgré l’interdiction par la loi.

Photo Tubarones sur Pexels

Elle a été kidnappée trois fois, elle a réussi à s’échapper trois fois. Ensuite elle a fui en France où elle vit dans une petite pièce avec son mari et une petite fille de deux ans. Ils se nourrissent aux Restos du cœur. Ils ont trois enfants restés au pays dans la famille du mari.
Ils n’ont aucune chance d’être acceptés par la CNDA. Lui ne travaille pas, il était chef d’entreprise et il ne veut rien faire d’autre.
Après un certain nombre d’entretiens, elle reprend confiance en elle et elle trouve du travail. Elle fait des ménages alors qu’elle a le diplôme d’une école de commerce. Mais elle n’est plus tout à fait clandestine, elle a des fiches de paye, alors dans deux ans elle pourra retourner à la préfecture pour demander un titre de séjour. 

Elle a retrouvé l’envie et le courage de s’en sortir.
Et l’espoir de trouver sa place en France.


Voilà quelques histoires trop rapidement racontées. Elles et ils sont une multitude dans une situation analogue, très difficilement accueillis ou pas du tout. Chaque personne vit très singulièrement son parcours. Les points communs ne disent rien de la subjectivité de chacun/e. Le déchirement de l’exil doit-il se redoubler pour certains du refus d’être accueillis ?

Pourquoi accepter ceux-là, les Ukrainiens,
et non ceux-ci, tous les autres non-européens ?

Les mouvements de migration dus aux guerres ou au climat et à la faim seront de plus en plus importants dans l’avenir. Pourquoi ne pas accepter ce changement de société et en retenir la richesse de renouveau plutôt que la peur ?

Si chacun reconnaissait en lui-même la peur de l’étranger, y compris l’étranger au plus intime de moi-même, le Dieu de saint Augustin, si chacun pouvait dépasser cette peur après l’avoir reconnue, il se pourrait que les exilés soient mieux accueillis. Bien sûr les difficultés économiques, politiques, culturelles, religieuses ne sont pas à nier. Mais ayons un peu de ce courage dont font preuve ceux qui viennent pour continuer à vivre.

Les mystiques, dont Michel de Certeau disait qu’ils étaient, au 17e siècle, le symptôme d’un changement de société, n’étaient-ils pas en recherche de l’Inaccessible, de l’Impossible-Tout possible. Ce faisant ils nous mettent au large. Les personnes migrantes, elles aussi symptômes et acteurs d’un changement de société, avec tout l’écart entre le 17e et le 21e siècle, ne pourraient-elles pas nous mettre au large ?

Geneviève PM

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Notes

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1 Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de l’hospitalité, Éd. Calman-Lévy, 1997, collection dirigée par Anne Dufourmantelle

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