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La co-passion du retable d’Issenheim

C’est devant ce Christ mort dans des conditions atroces que les Antonins d’Issenheim conduisaient les malades du mal des ardents, avant même de tenter de les soigner. En contemplant le corps supplicié du Christ, souffrir avec Jésus prenait tout son sens. Et les malades pouvaient voir sur la peau du Crucifié les mêmes ravages que sur la leur. La chronique de Pierre Sesmat du 10 avril 2020

Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021 lors de la fermeture du Centre Pastoral.

Un grand cri, puis le silence. Jésus est mort. Sa tête vient de retomber lourdement sur sa poitrine, les traits figés dans un dernier rictus, la bouche grande ouverte, aux lèvres enflées et bleuies à force de chercher l’air ; le ventre creusé, les côtes saillantes, les bras tordus et tendus, les jambes contractées, les mains et les pieds crispés, tout montre que le peintre a bien compris et a voulu montrer que le supplice du crucifiement conduisait – lentement généralement – à la mort par asphyxie. À cet instant, au pied de la croix, Marie-Madeleine s’est effondrée, sa robe rosâtre s’étalant au sol. La voilà figée dans un geste de supplication, mains jointes tendues mais doigts écartés, la tête renversée et, de ses yeux voilés, cherchant à capter le regard éteint de Celui qui vient de mourir.

Mathis Grünewald, Christ crucifié, détail du retable d’Issenheim
M. Grünewald, Marie, mère de Jésus et Jean, détail,
retable d’Issenheim

Tout à côté, Marie, la mère de Jésus, en le voyant pousser son dernier souffle, s’évanouit ; ses yeux se ferment mais ses mains étaient tellement crispées que le spasme ne parvient pas à les dénouer ; Jean la retient, doucement de sa main droite mais fermement de la gauche qui tient son bras ; jusqu’à ce moment, c’est Jésus qu’il regardait au comble de l’émotion, hébété et suspendu, la bouche ouverte, au dernier souffle du supplicié. 

C’est devant ce Christ mort dans des conditions atroces que les Antonins d’Issenheim conduisaient les malades du mal des ardents, avant même de tenter de les soigner. Cette vision de cauchemar que le retable imposait quotidiennement quand il était fermé, pouvait-elle constituer un réconfort pour les malades ? La vénération des reliques des saints en usage depuis toujours n’était-elle pas un recours plus apaisant ? Les images du Christ en majesté ou de la Vierge reine n’étaient-elles pas plus efficaces ? On y croyait toujours mais depuis le XIIIe siècle, les chrétiens s’attachaient de plus en plus à l’humanité du Christ, aspiraient à sentir Jésus plus proche d’eux. Par sa naissance, par sa vie, par sa mort, Il devient le modèle du croyant. C’est la nouvelle piété plus personnelle que diffuse alors la Devotio moderna, notamment la fameuse Imitation de Jésus-Christ publiée vers 1400 dans le même milieu rhénan que le retable.

En contemplant le corps supplicié du Christ, souffrir avec Jésus prenait tout son sens. Et les malades pouvaient voir sur la peau du Crucifié les mêmes ravages que sur la leur. C’est à coup sûr un des aspects du retable qui frappe au plus haut point : la couleur verdâtre de la peau, les innombrables déchirures qui la labourent, le casque d’épines et ses échardes qui la meurtrissent, les plaies qui se déforment, mais – curieusement, alors que les Crucifixions de l’époque en rajoutent – peu de sang, sauf sur le côté et sous les pieds, ces souffrances effroyables, les malades les ressentaient eux-mêmes violemment dans la nécrose de leur chair, les ulcères, les démangeaisons et les desquamations, symptômes de l’ergotisme gangréneux. 

Mathis Grünewald, Jean le Baptiste, détail,
retable d’Issenheim

À droite du Crucifié, ils identifiaient aisément Jean-Baptiste à son vêtement en peau de bête retournée et à l’Agneau qui, à ses pieds, verse son sang dans un calice, ce que confirment le geste et l’index du Précurseur pointés vers le Christ. « Voici l’Agneau de Dieu » devrait compléter cette figure mais, non, une autre parole de Jean-Baptiste, écrite en rouge, semble sortir de sa bouche : « Illum oportet crescere, me autem minui » ; « Il faut que lui grandisse et que moi, je diminue ». Cette sorte d’échange de la vie et de la mort réconforte et donne sens à la maladie absurde et fatale. La souffrance du malade participe à la passion du Christ et devient co-passion. Une compassion réciproque et salvatrice.

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