Elle cogne, elle tranche, la parole prophétique. Mais qui a dit qu’elle n’aime pas les nuances et les demi-teintes ? Certes, les prophètes détestent la langue de buis et, n’en déplaise à notre ancien archevêque, n’hésitent pas à fouiller dans les poubelles. Mais combien de tendresse et de délicatesse dans les pages des dénommés Isaïe, Jérémie, Amos, Osée et même chez Ézéchiel qui sait être si cru, pour le désespoir des traducteurs, empressés d’édulcorer son indécent chapitre 16 !

Jesús Asurmendi
Jesús Asurmendi, Pampelune, octobre 2022.

Je pensais à tout cela en rendant visite avec des amies, dans sa Navarre natale, à Jesús Asurmendi qui a accompagné pendant tant d’années la vie de notre Centre pastoral et animé tant de sessions.

Bibliste, spécialiste des prophètes et de la littérature de “sagesse”, Jesús aime plus que tout une parole que n’aurait pas détesté Qohéleth, l’Écclésiaste, auquel il a consacré son dernier livreJesús Asurmendi, ‌Du non-sens — L’Ecclésiaste, Cerf, Paris, 2012. Combien de fois nous avons ri de sa manière de relativiser un jugement, de dédramatiser ou, au contraire, de décocher une dernière pique par – voilà la parole – un « quoique » en suspens, ouvert à tous les possibles ! Quoique…

Comme une soudaine évidence dans nos conversations s’est imposé alors le rapprochement avec un autre adverbe qu’André Neher considérait comme « le mot-clé de la pensée juive » : «Peut-être», la parole prophétique par excellence. Car les prophètes ne sont pas des devins, ne distribuent pas d’horoscopes ni de pieuses certitudes. Ils se méfient des « valeurs » brandies comme des idoles par les gardiens de la morale… des autres. Ils n’ont rien à vendre ni de réputation ou de dogme à défendre. Ils n’ont qu’un frêle « peut-être » :

Peut-être, au printemps prochain, le pain sortira-t-il de ce sillon. Peut-être viendront aussi la sécheresse et la grêle, et peut-être qu’au printemps prochain, il n’y aura que pourriture et mort. Qu’importe ! Qu’importe puisque l’acte se fait. L’essentiel n’est pas dans la récolte, l’essentiel est dans l’ensemencement, dans le risque, dans les larmes. L’espoir n’est pas dans le rire et dans la plénitude. L’espoir est dans les larmes, dans le risque et dans leur silenceAndré Neher, L’exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz, Seuil, Paris, 1970, p. 256..

Alors, même quand il arrive le temps de la vieillesse, du silence forcé, juste « avant que ne se détache le fil argenté et que la coupe d’or ne se brise, que la jarre ne se casse à la fontaine… » (Qo 12,6), avant tout cela, il reste encore l’espoir d’un peut-être. Et l’ironie salvatrice d’un « quoique ».

Les prophètes ont mauvais caractère, on le sait. Ils ne doivent pas plaire à tous. Ils n’organisent pas de séances de guérison ni de consolation à bon marché. Ils proposent le fil ténu d’un peut-être, d’une fidélité mille fois mise à l’épreuve, comme l’or purifié par le feu.

Oui, la bêtise avance inexorable, les tyrans font la guerre, massacrent des populations innocentes, le mensonge est monnaie courante, il s’appelle désormais « fake news », « fait alternatif » ; dans nos démocraties « libérales », le migrant est rejeté, le pauvre, marginalisé ; on condamne publiquement les dictateurs et on leur confère secrètement la Légion d’honneur pour mieux continuer à leur vendre nos armes.
Rien de nouveau sous le soleil, disait Qohélet. « Regardez les pleurs des opprimés : ils n’ont pas de consolateur ; la force est du côté des oppresseurs : ils n’ont pas de consolateur » (Qo 4,1). Et puis « tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire » (Qo 1,8).

Le désenchantement ou la désillusion n’épargnent pas notre Église. Face à la trahison et à l’imposture des clercs censés guider le troupeau, la tentation est grande de partir. L’institution broie ses enfants, la réforme n’avance pas assez vite, reviennent les vieux réflexes, le culte du secret, il faut sauver les apparences, ne pas fouiller dans les poubelles, regarder vers le ciel pour mieux trahir la terre. Et puis le « peut-être » l’emporte. Peut-être le printemps viendra, l’aggiornamento promis par François portera ses fruits, l’Église retrouvera sa seule raison d’être, l’annonce de l’Évangile de Jésus, un juif marginal, le Christ, le libérateur. Un peut-être qui n’efface pas l’esprit critique et la lucidité d’un « quoique », à la manière d’un veilleur pas encore désabusé, car, quoique la nuit soit profonde, le jour viendra. Et avec notre ami Jesús (attention à l’accent) on éclate de rire.

CategoriesNon classé
Pietro Pisarra

Journaliste et sociologue, il a été correspondant de la télévision italienne à Paris et enseigné pendant presque vingt ans à l’Institut Catholique.
En français, il a publié « L’évangile et le web. Quel discours chrétien dans les médias », éditions de l’Atelier, 2000. En italien, il vient de publier « La mosca nel quadro. L’arte svelata », Ave, Roma, 2021.

  1. Jean Verrier says:

    En bel écho, sur ce même site, ce même jour, avec l’article de Blandine Ayoub: “Le vrai scandale du droit canon”. Et merci de citer le magnifique texte d’André Neher que je ne cesse de relire en ce temps de ma vieillesse et du triomphe des oppresseurs. Quelle belle et forte tresse avec ton commentaire, les mots de Qohéleth, et les “quoique” de notre ami Jesùs! Merci Pietro.

    1. Jacqueline Casaubon says:

      Magnifiques ces deux textes courageux vrais et encourageants chez Pietro et Blandine c’est d’un clarté ! Et en texte gras le passage sur la semence et la récolte… J’ai apprécié ton commentaire cher Jean Verrier. Bonne journée, amicalement. Jacqueline

  2. Piot-Mayol Geneviève says:

    Merci Pietro, ton article me donne envie de relire l’Ecclésiaste et le livre de Jesus (je ne sais pas mettre l’accent sur le u) que je ne connaissais pas.
    Peut-être et quoique, cela me fait penser à la finesse du philosophe Jankélévitch.
    Pas de certitude, pas de pensée binaire, mais beaucoup de délicatesse dans la rigueur.

  3. guy aurenche says:

    Merci cher Pietro de faire revivre la diversité et l’opportunité des paroles des prophètes et livres de sagesse en ces temps où la morosité pourrait l’emporter. Merci de nous proposer le sourire et le verbe parfois tranchant de Jésus. Ils disent une fois encore l’espérance. Merci de souligner que le quoique et le peut-être sont signe de vitalité et parfaitement signifiants dans la profondeur humaine. Ils donnent le sourire et la fécondité à la vraie humilité entreprenante.

Laisser un commentaire (il apparaitra ici après modération)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.