Depuis plus de trois mois maintenant, le nouveau conflit sanglant, aveugle et pour le moment sans issue entre Israël et les Palestiniens ne cesse de provoquer notre conscience, interroge notre impuissance à embrasser à la fois les folies meurtrières du Hamas, le sort des otages encore détenus, la riposte féroce et quasi aveuglée par la haine de l’État hébreu et de bon nombre de ses habitants. Tout a été dit, rappelé et parfois très bien (cf. les cinq articles du Monde publiés entre le 8 et le 12 janvier 2024), tout s’est exprimé du sentiment des uns et des autres entre l’indignation et la révolte, le soutien à toutes les victimes, à leurs familles, la rage devant tant de destructions et de plusieurs dizaines de milliers de morts. Sans ignorer ces réalités destructrices, je souhaiterais évoquer ici deux questions plus générales que sous-tend cette guerre.
D’une part celle de la réitération de l’Histoire, d’autre part celle de l’implication de Dieu dans cette dernière.

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Gaza, 30 novembre 2023. Photo Emad El Byed sur Unsplash

On connaît la formule cinglante de Marx : « la première fois l’Histoire se répète comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Et son développement afférent : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants » (Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852). Citons encore, en complément, la forte réflexion du philosophe hispano-américain George Santayana (1863-1952), maintes fois déclinée : « Les peuples qui ne peuvent se souvenir de leur passé sont condamnés à le répéter ».
La guerre et ses nettoyages systématiques, l’un bref, l’autre interminable, auxquels nous assistons depuis trois mois en sont une illustration mais comme en creux. La tragédie de la Shoah demeure à jamais une mémoire vive et unique mais pèse-t-elle « sur le cerveau des vivants » ? Une farce vraiment la récidive destructrice des villes palestiniennes de la bande de Gaza ou les coups de main meurtriers et aveugles ? Et c’est justement « parce qu’elle se souvient de son passé », passé qui légitime le présent, que chacune des deux parties le prolonge, inéluctable et tragique. Comme si tout semblait déjà tracé.

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Theodor Herzl, vers 1900

En 1895, le grand théoricien du sionisme, Theodor Herzl écrivait dans son Journal « Nous devons essayer de faire disparaître la population sans le sou du côté de la frontière en lui procurant des emplois de transit ». Léon Pinsker militait lui aussi pour trouver « une terre à nous, (…) un grand bout de sol pour nos pauvres frères, un bout de sol dont nous aurions la propriété et d’où nul étranger ne puisse nous chasser. » En 1917 alors que les Juifs d’Europe commençaient à s’installer en Palestine, Aryé-Yéhouda-Léo Motzkin, « l’un des penseurs les plus libéraux du mouvement sioniste »1Benjamin Barthe, Le Monde. affirmait : « Nous pensons que la colonisation de la Palestine doit aller dans deux directions : installation des juifs en Eretz Israël et réinstallation des Arabes d’Eretz Israël en dehors du pays ». Puis entre les années 1920 et 1940, avec près de 500 000 Juifs sur place, l’acquisition des terres, achetées, confisquées, cédées par la puissance mandataire anglaise, ne cessa de croître et devint source de conflits intercommunautaires de plus en plus nombreux et violents. C’est après la décision de l’ONU en novembre 1947 de partager la Palestine en deux états que la région bascula vraiment dans la guerre.
Evoquons juste un fait aux résonances si actuelles. Alors qu’elle s’apprêtait à investir Haïfa en avril 1948, la Haganah, future armée israélienne, demanda aux femmes et aux enfants palestiniens de fuir la cité « avant qu’il ne soit trop tard ». Le scénario se reproduira à Tibériade, Safed, Saint-Jean d’Acre et même à Jaffa, Ramleh ou Lydda, villes pourtant attribuées par l’ONU aux Palestiniens. Faut-il rappeler encore la suite rythmée par les guerres (1948-1949, Six Jours, 1973), les attentats-suicide, et les multiples Intifada (depuis 1987) entrecoupés d’espoirs de paix (Oslo en 1993, Camp David en 2000) toujours lourds de malentendus avec lesquels les forces politiques et les boutefeux des deux bords joueront dangereusement ?

Saül Tue Nahash Et Les Ammonites Bible Pierpont Morgan
Saül tue Nahash et les Ammonites, Bible des Croisés, MS M.638, fol. 23v, J. Pierpont Morgan Library, New York

C’est bien parce qu’il est sans fin, parce que, sans bégayer, il se répète avec les mêmes moyens, les mêmes fins et les mêmes effets, que CE conflit n’entre pas vraiment dans l’épure de l’oubli ou des tâtonnements de l’Histoire. Mû encore et toujours par un ressort plus ou moins clairement exprimé : « Il faut qu’il disparaisse pour que je puisse vivre ».
C’est bien ici la limite des leçons de l’Histoire, récit tragique parmi tant d’autres que n’entendent que ceux qui acceptent que le présent commun s’appuie sur un passé partagé, échangé, critiqué mais connu et, si possible, respecté. Ces leçons ont d’autant moins la chance de se faire entendre que nous sommes désormais tous plongés dans un régime de présentisme, cette référence exclusive au présent « qui au moment où il se fait désire se regarder comme historique » (François Hartog). Avec les catastrophes géopolitiques et les populismes qu’il engendre.

Palestine-Stop-Génocide
Photo Janne Leimola sur Unsplash

Si cette première interrogation peut évidemment concerner l’humanité entière, et chaque peuple dans son histoire propre, la seconde s’attache davantage à éprouver les fidèles attachés au monothéisme. Que peut-on savoir ou envisager du rapport que Dieu entretient avec l’histoire et avec celle-là en particulier ?
À la fin du XIXe siècle et pour échapper aux pogroms d’Europe centrale qui semblaient mettre un terme à toute assimilation, le développement du sionisme porta ses militants à prôner un retour à la seule terre ancestrale et prophétique puisque l’idée de créer « un sionisme sans Sion », donc ailleurs qu’en Palestine, n’avait aucun sens. Et c’est bien la Terre promise par Dieu à la descendance d’Abraham, concrétisée par la conquête de Josué sur le pays de Canaan, qui s’imposait. La référence biblique ne cessera d’une manière ou d’une autre d’entretenir les justifications des actes politiques ou militaires. Lors du discours d’indépendance prononcé par Ben Gourion, le 14 mai 1948, la référence à Dieu, même sous une forme euphémisée avec l’évocation de Tzur Yisrael – « le rocher d’Israël » – n’en exista pas moins. Cette terre messianique aux limites fluctuantes, en dépit de la reconquête de la « Judée-Samarie » portée par les colons depuis les années 1970, restait pourtant un don divin sous condition. Celle d’y observer les commandements, tous les commandements. Pour sa part, la Charte du Fatah palestinien de 1964 offrait « une vision aussi intégrale de la terre que celle des sionistes religieux les plus radicaux »2Gilles Paris, Le Monde.. Une même représentation où l’enjeu et la référence devenaient théologico-politiques et sacralisés, était gros de tous les embrasements et de toutes les provocations, des attentats aux colonisations.
Sur un fond scripturaire, Dieu est donc convoqué. Mais si, créateur, Il est maître de l’espace et du temps (Daniel, 2, 21), il l’est d’un temps où « mille ans sont à tes yeux comme le jour d’hier » (psaume 90, 4 ; 2 Pierre 2, 8), donc insaisissable aux humains. Réalisée justement à un moment et en un lieu déterminés, l’Incarnation, aux yeux des chrétiens, ne devient-elle pas la voie possible d’une rencontre et d’un partage entre deux temporalités originellement distinctes ? Mais justement intemporelle, la Parole divine, ne permet-elle pas d’être compréhensible, porteuse de sens et de vie, hier comme aujourd’hui ?
Dès lors, l’histoire et la géographie n’apparaissent-elles pas comme étant du fait et de la seule responsabilité des hommes ? Inspirée ou non par l’Esprit, n’est-ce pas leur liberté de choix qui édifie pas à pas la destinée des peuples et la construction toujours incertaine de leurs territoires puisque rien n’est écrit d’avance ? Même si, humaine, trop humaine, la géographie « sert d’abord à faire la guerre » (Yves Lacoste) si souvent justifiée par l’histoire. Dans ces conditions, peut-on mobiliser Dieu dans des entreprises de conquête, de massacres, d’exploitation sans dévoyer sa Promesse ou ce que l’on en croit en comprendre en vérité ?

Si nous semblons apparemment démunis face à ces nouveaux et sanglants affrontements du Proche-Orient, au moins nous invitent-ils à des questionnements plus larges, décisifs jusque dans leur contradiction possible, sur le rôle (in) efficace de l’Histoire pour mieux vivre le présent comme sur les desseins de Dieu pour l’humanité. Desseins que les uns et les autres interprétons et croyons concrétiser si souvent dans le sens de nos égoïsmes, de nos seuls intérêts, de la défense de nos pouvoirs, d’une lecture erronée et revisitée du passé. Sources de mépris ou de l’élimination de l’autre, prochain, frère de culture ou cousin très éloigné, alors qu’il est juste un humain comme chacun et chacune de nous.


Ce texte a été écrit sur une suggestion de l’équipe Com’. L’aurais-je rédigé de moi-même pour le blog ? Autre interrogation.

Notes

  • 1
    Benjamin Barthe, Le Monde.
  • 2
    Gilles Paris, Le Monde.
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Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

  1. MTh joudiou
    MTh joudiou says:

    Bel éclairage et clé de compréhension que nous offre Alain Cabantous dans ce conflit qui massacre tant de femmes, d’enfants, d’hommes qui n’en ont aucune responsabilité.
    Merci.
    Marie-Thérèse Joudiou

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