Blocages d’autoroutes, barrages filtrants, défilés de tracteurs, manifestations lors de l’inauguration du Salon de l’agriculture (non exemptes d’ambiguïtés et d’arrière-pensées politiques), les marques de la colère paysanne tant en France que dans le reste de l’Europe ont explosé en ce début d’année 2024. La multiplication et l’unité des revendications pour réclamer un revenu digne, une simplification des normes environnementales européennes, un arrêt des discussions des accords de libre-échange cachent mal l’extrême diversité des situations socio-économiques et personnelles. Pour beaucoup de petits agriculteurs notamment, cette nouvelle poussée de fièvre sociale traduit un profond mal-être oscillant entre précarité quotidienne, angoisse du lendemain et suicide. Une réalité qui se trouve bien éloignée de l’image que beaucoup de citadins se font des « paysans », bloqués sur les représentations des années 1950.

Mais avec ou sans syndicats, avec ou sans agriculture productiviste, avec ou sans crises sanitaires, avec ou sans PAC, l’Europe a toujours été secouée par des « fureurs paysannes » dont les causes méritent, à titre de comparaison, quelque attention.

Bruegel La Moisson Met
Pieter Bruegel l’Ancien, Les moissonneurs, huile sur bois, 1565, The Metropolitan Museum, New York

Alors que les paysans constituèrent longtemps l’immense majorité de la population, ils furent aussi, par milliers, les acteurs de très nombreuses révoltes. Si l’on privilégie la période courant de la fin du XVe siècle au milieu du XIXe, on se rend vite compte que ces mouvements possèdent bien souvent des racines communes de la Catalogne au royaume de Naples, de la France méridionale aux Pays-Bas et aux vallées suisses. Hormis les grands soulèvements politiques auxquels participèrent les hommes de la terre (comme la Guerre des Paysans dans les principautés germaniques en 1525 et 1534) ou excepté les luttes destinées à s’opposer aux transformations radicales de la production traditionnelle au profit de l’élevage extensif comme le mouvement des enclosures dans l’Angleterre au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, les révoltes paysannes furent toujours le fruit des mêmes types de causes.

Jacquerie Meaux
Loyset Liédet, Répression de la Grande Jacquerie de Meaux (9 juin 1358), dans Jean Froissart, Chroniques,
Bruges, XVe s., ms. Français 2643, folio 226v, BNF, Paris.

En premier lieu venait la défense des communaux et des droits d’usage collectifs de l’Angleterre de 1550 jusqu’à la France des années 1840-1850. Dès lors, c’est aussi contre le poids des droits seigneuriaux que se dressaient ceux qui prenaient les armes et se ruaient vers les châteaux. Tel fut le cas lors de la Révolution, entre la Grande Peur de 1789 et 1792. Ces manifestations entendaient aussi défendre les « privilèges » et spécificités de la communauté d’habitants contre les prétentions des nouveaux maîtres, urbains pour la plupart. Enfin et peut-être surtout, les soulèvements les plus nombreux résultaient de la politique fiscale du pouvoir central. Généralement, en raison des exigences de la guerre, les prélèvements se faisaient alors plus nombreux et plus lourds. Les tours de vis fiscaux à l’occasion de la guerre de Trente Ans ou lors des conflits du règne de Louis XIV enflammèrent à plusieurs reprises le Périgord, la Normandie, le Rouergue, le Vivarais ou la Bretagne. Des Croquants aux Nu-Pieds en passant par les Bonnets Rouges ou les Tard-Avisés, les campagnes se soulevèrent sporadiquement tandis que les émeutiers s’en prenaient ouvertement aux représentants de l’État, voire, plus tardivement (1848), aux gardes des eaux et forêts ou aux fonctionnaires des contributions. Autant de jacqueries qui furent réprimées de plus en plus systématiquement. Venu le règne du Roi-soleil, il ne s’agissait plus de pendre quelques individus pour l’exemple mais d’exécuter à grande échelle sans pour autant réussir à éteindre ces poussées bien longtemps.

Manif Agriculteurs Bruxelles Février 2024
Manif des agriculteurs, Bruxelles, février 2024

Aujourd’hui, si les revendications possèdent bien une dimension collective, il n’est plus question de défendre solidairement la communauté villageoise et ses droits. Aux mobilisations régionales et sporadiques de jadis ont succédé des mouvements européens plus unifiés dont la violence, toujours bien réelle surtout à l’encontre des bâtiments de l’État, prend d’autres chemins que celui des armes à feu et des morts par centaines, suite à de sanglantes répressions. Et si les révoltés finissent toujours par converger vers la ville, généralement lieu du pouvoir, ils ne les assiègent plus comme ce fut, par exemple, le cas à Norwich en 1549 ou à Aubenas en 1670, ou alors symboliquement. Qu’en sera-t-il demain alors que l’on nous annonce partout « la fin des paysans » ?

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Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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