Photo Larry Costales Unsplash
Photo Larry Costales sur Unsplash

Après être parties à Rome, elles en sont revenues le matin de Pâques afin d’annoncer la joie de la Résurrection ! Enfin, c’est ce que l’on disait jadis aux enfants pour leur expliquer le silence des cloches durant la Semaine sainte et l’usage parfois immodéré des crécelles en guise de substitution.
Cette absence momentanée des sons familiers qui traversaient et emplissaient quotidiennement le ciel villageois, puis leur retour tant attendu, soulignent la place essentielle des cloches dans le monde rural européen d’hier.

À preuve dans le christianisme. Avec le navire, elles étaient le seul objet plus ou moins anthropomorphisé. Chacune d’entre elles recevait plusieurs noms, bénéficiait au moins d’une marraine et avait droit, sinon à un baptême, du moins à une bénédiction publique et festive. En raison des fonctions qu’elles remplissaient, on a même pu parler de civilisation campanaire. Au faîte du clocher, lui-même souvent au centre du village, elles diffusaient un ensemble très divers de sonorités : tintement, volée, carillon, glas selon les nécessités.

Les Cloches De Notre Dame
Cloches de Notre-Dame (Emmanuel, Marie, Marcel, Étienne, Anne-Geneviève, …)

En effet, la cloche répondait à plusieurs usages religieux, sociaux et culturels. D’une part, « la voix de Dieu » appelait aux offices dominicaux, marquait par l’angélus le début et la fin de la journée, accompagnait la sortie des célébrations de baptême, de mariage ou de sépulture. D’autre part, elle était censée éloigner les orages qui menaçaient les récoltes et ouvrir aux âmes les chemins du Ciel. Enfin, elle remplissait une fonction sociale fondamentale en indiquant le début du glanage ou des vendanges, la tenue du marché, l’arrivée du percepteur ou en annonçant des évènements nationaux comme la mort de Louis XVIII en 1824 ou la mobilisation des soldats lors des déclarations de guerre. Sans oublier la cloche-panique du tocsin qui alertait sur le déclenchement d’un incendie, sur l’approche réelle ou illusoire des brigands comme lors de la Grande Peur de 1789 ou signalait l’avancée menaçante de troupes ennemies comme en 1815, 1870 ou 1914. Cette riche sémiologie sonore était partie intégrante d’un ancien régime de l’information villageoise. D’où la résistance farouche des habitants lors de la dépenaison des cloches afin de les faire fondre pour les transformer en canon.

Olympus Digital Camera
Sonneurs de cloches à la Giralda de Séville

Par là aussi, on comprend l’importance que prenait le sonneur, l’homme qui avertissait « le peuple de ce qui se doit faire ou de ce qui se passe » (Antoine Furetière,, Dictionnaire Universel, 1690). Celui qui avait le monopole du pouvoir campanaire et qui participait à la mise en ordre du temps paroissial et communautaire devint l’objet d’un enjeu de pouvoir lorsqu’au XIXe siècle, l’utilisation de la cloche fut revendiquée par les maires. Le sonneur devait-il être désormais un employé municipal ou restait-il attaché à l’église ? À qui revenait la clef du clocher ? D’où la présence de deux préposés dans certains villages et les contestations entre maire et curé pour savoir si, chaque soir par exemple, on sonnerait le couvre-feu ou l’angélus. Heureusement, la peinture éponyme de Jean-François Millet (1857-1859) reproduite à des milliers et des milliers d’exemplaires sembla continuer à faire entrer le son religieux des cloches jusque dans l’intimité des foyers.

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Jean-François Millet, L’Angélus, 1857-59, Musée d’Orsay, Paris
Don Camillo Peppone Wikimedias Commons Ldd

À travers ces querelles, on imagine aisément des scènes dignes de Clochemerle ou des confrontations musclées entre Dom Camillo et Peppone. Ces histoires, pourtant moins fréquentes qu’on pourrait le penser, se sont en outre altérées après les années 1870, avec la diffusion de la presse locale ou nationale, la multiplication des correspondances, l’essor des horloges, voire des montres sans oublier une moindre emprise du christianisme sur le temps collectif et individuel.

Un effacement progressif du rôle du sonore qui se fit à l’avantage du visuel.
Aujourd’hui, à quelques exceptions près, les cloches dans les villes se sont tues ; dans les campagnes, elles font timidement entendre leurs voix de temps à autre, si toutefois les propriétaires des résidences secondaires ne se plaignent pas, auprès de la commune, des réveils intempestifs qu’elles provoquent durant le week-end. Entre le bruit incessant et assourdissant des cités et le silence inquiétant des villages qui se meurent, la cloche messagère n’a plus sa place.
Comme si elle était définitivement partie sans que, cette fois, l’on en connaisse la destination.

Photo Alexandra Khudyntseva Unsplash
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alain.cabantous
Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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