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Entre respect et indifférence

Ce matin-là, je marchais au bord d’un carrefour parisien très animé. Un jeune homme, les yeux fermés, était assis par terre contre le mur d’une banque. Un sans-abri comme un autre devant lequel j’allais passer comme je passe chaque jour devant tant de ces “gens de la rue“. Soudain, il s’est effondré. Sa tête a résonné sur l’asphalte, un vilain son. Il est resté inerte, couché sur le côté.
J’ai cherché un policier, imaginant qu’il appellerait Police-Secours. Une dame a fait preuve d’un meilleur réflexe en prenant son téléphone. Avant qu’elle n’ait enclenché quoi que ce soit, un homme s’est arrêté : « Je suis médecin ; j’ai entendu le bruit ; son crâne a tapé très fort. » L’agitation a réveillé le jeune homme qui s’est rassis. Il n’était pas évanoui mais pas vraiment revenu à lui.
L’autorité du médecin a prévalu : « Il a l’air d’aller mais nul ne sait ce qui va arriver dans une heure. Il faut pratiquer un examen ! » La dame au téléphone nous a informés : « J’appelle les pompiers. » Alors, le jeune homme, cette fois bien réveillé, a hurlé avec un très fort accent étranger : « Non pas les pompiers, non ! Non, n’appelez personne, s’il vous plaît. » Le médecin l’a averti du risque qu’il courait et prévenu que, lui, ne pouvait en prendre la responsabilité. Les cris du jeune homme ont redoublé : « Non, non, s’il vous plaît, n’appelez personne ! » La dame a tapé le 18 sur son écran.
Inutile, je me suis éclipsée. Mais j’ai imaginé l’homme ramassé par les pompiers, transporté vers l’hôpital le plus proche, passant une radio du crâne. Je l’ai imaginé sans papiers, confronté à des questions, à une administration exigeante et tatillonne, désemparé, finissant en rétention… Parce que nous n’avons pas respecté sa volonté. Exagéré, sans doute.

Ce même jour, en début d’après -midi, je plonge dans le métro. Peu d’affluence. Dans le wagon, un homme dort, allongé par terre entre ces rangées de quatre sièges qui se font face. Tout le monde a déjà vu des passagers fatigués d’une longue plage de travail, se laissant aller, yeux fermés, le front contre la vitre. Celui-là était nu-pieds, étendu à nos pieds.
Nous, les usagers assis, avions tous les yeux baissés, braqués sur ce corps endormi. Faut-il être épuisé, désarmé, (et en confiance aussi ?), pour s’endormir sur le sol d’un wagon ! Une envie de mère de famille m’a prise : glisser sous la tête de l’endormi un journal en guise de coussin, comme on glisse un vêtement sous celle d’un enfant qui s’endort sur le tapis. Mais c’eut été une erreur. L’ambiance était plutôt au souci de ne pas déranger : aucune conversation, personne en ligne sur son téléphone, pas d’autre bruit que celui des rames sur les rails et des annonces habituelles. Un surprenant silence, comme une retenue de tous pour un. Comme de l’hospitalité. Comme du respect.

Ces deux hommes étaient dépouillés de “paraître“ et de “faux semblant“. Ils étaient probablement victimes d’un travail perdu, d’un amour disparu, d’une santé abîmée, enlisés dans des épreuves successives devenues désastre. Des dépossédés, sans toit, sans droits, sans biens, sans pouvoir, sans pain, sans souliers.
Face au premier, alors qu’il s’agissait d’un sauvetage, j’ai ressenti presque un manque de respect, un respect qu’il m’a semblé déceler face à l’autre. Le soulignant, j’ai l’impression d’avancer comme une funambule prête à tomber d’un côté ou de l’autre de sa corde raide :  le respect serait une si merveilleuse excuse à notre indifférence.

Ces deux hommes m’ont secouée puis déroutée.
Comment laisser à chacun de ces sans-abri sa place et son espace vital ? Quelle solidarité et quelle distance garder ?
Emmaüs, ATD Quart-Monde, Société Saint-Vincent de Paul, Aux captifs la libération, Croix-Rouge…
Et moi, passant devant ces gisants, sur les trottoirs, plusieurs fois par jour ?

Joëlle Chabert

Joëlle Choisnard Chabert, géographe et journaliste retraitée. Autrice d’ouvrages pour adultes et pour enfants édités chez Bayard France et Canada, Salvator, Albin Michel. Thèmes : société, christianisme, vieillissement.

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