Le terme résonance fait partie du vocabulaire des Saintmerryiens[1]. Il a été choisi par une galerie parisienne pour parler du religieux et exposer sept artistes durant le bref temps de Noël 2024. En forme de lecture en résonance, la chronique de Jean Deuzèmes.
Il est rare de voir un galeriste témoigner pareillement de sa foi par ses choix d’artistes et d’œuvres qui ne peuvent laisser indifférent.
Disons-le au préalable, la petite galerie Victor Edouard détonne en plein temps de Noël.
Certes, en vitrine, une délicate vierge à l’enfant, sculptée en marbre par Ann Laure de Chillaz, attire le visiteur, mais ensuite en avançant dans la profondeur de cet espace on découvre tout autre chose : le thème dominant est celui de la figure du Christ à la fin de son ministère. Une résonance avec une réflexion de Christian Bobin est-elle alors possible ? « C’est difficile de parler de Noël. Je ne veux pas aller du côté de l’attendrissement, car ce penchant-là est aujourd’hui nourri, et même gavé. J’aimerais éviter les sucres et les papillotes en offrant une vision très simple du destin de ce nouveau-né : il va être notre victime, nous allons le massacrer. »
Cette exposition pertinente par ses associations d’accrochage laisse aussi la place à des dissonances esthétiques. Elle ne commente pas des textes, mais regroupe des artistes, chrétiens ou non, s’exprimant pour la plupart dans un style figuratif, connus du galeriste et déclinant leurs élans de spiritualité ou de mysticisme. Certains semblent happés par le sujet, d’autres ne l’abordent que fortuitement. Si résonance il y a, c’est non seulement entre les œuvres exposées, mais aussi avec celles d’autres artistes.
Ivan Martel. La pâte humaine
Ce peintre, dont la notoriété croît dans la sensibilité religieuse d’aujourd’hui, (lire : Une peinture psalmiste ) est bien sûr présent avec ses réinterprétations du clair-obscur poussé à son extrême puisque le noir dans son épaisseur est la teinte majeure sur laquelle l’artiste vient déposer des taches blanches et signifier une lumière intérieure. « Son couteau enduit de blanc vient ciseler l’obscurité […] taillant dans un bloc de ténèbres comme le ferait un sculpteur dans un bloc de marbre. »
116 x 81 cm, © Ivan Martel
116 x 81 c © Ivan Martel
Il y a de la tendresse dans les deux tableaux de la jeune femme à l’enfant et du bon berger, l’orientation des yeux et la position des bras et des mains sont les mêmes. L’agneau regarde le spectateur et prend les traits d’un enfant pour l’homme ; concentrant picturalement le plus de blanc, c’est lui le vrai sujet. Généralement le bon berger est représenté portant la brebis égarée sur ses épaules ; ici le modèle porte l’animal comme dans un certain nombre de Jean Baptiste. Les deux sujets sont dans le bonheur intérieur et le font partager. Placés l’un à côté de l’autre, les deux tableaux évoqueraient un couple. L’artiste qui inscrit la mère dans le registre de la représentation de la Vierge de tendresse est loin des signes du féminisme contemporain. Tout est hors du temps et situé socialement dans un monde rural indéfini, le symbolique est lié au réel.
92 x 65 cm (x3)
Golgotha : En ayant supprimé toute croix ou tout support pour concentrer l’attention du regard sur les hommes, l’artiste aboutit à une vision paradoxale, les trois personnages sont à égalité dans la souffrance mais leur corps semble danser les derniers instants de leur vie humaine. Tout est question de regard : le bon larron est immédiatement reconnaissable, à gauche, il regarde le Christ dont on ne voit pas les yeux mais qui, lui, porte son regard vers les visiteurs, l’autre larron détourne son regard et fait son choix, il s’enfonce dans le sombre pictural.
Golgotha, ce triptyque de petit format, est une étude pour la grande œuvre qu’il peindra in situ pour l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen au printemps 2025.
Une résonance peut émerger dans une figure inversée terme à terme : l’immense Christ blanc en papier, dans la solitude du dernier souffle de Charles Ray, vu récemment à la Fondation Pinault ( Lire StM HlM ) Study after Algardi, 2021.
Thomas Waroquier. La solitude et la souffrance
Ce Christ (2021), en bronze, sans croix non plus, est une figure de douleur, de faible taille (60cm), que l’on s’attendrait à trouver dans un oratoire privé ou une cellule de religieux, un objet de mystique.
Sculpté par un non croyant, ce Christ est la traduction d’une méditation sur le caractère paradoxal d’un supplicié (les trous des pieds sont disproportionnés, les formes musculaires et les traits sont ceux de la douleur extrême) qui devient le vecteur du salut.
Si par sa taille et sa matière, il rappelle un peu le Corpus Christi-Christo vivo d’Alessandro Algardi (XVIIIe), sujet sur lequel Charles Ray a travaillé, la résonance est double, le Golgotha de Ivan Martel, positionné en face dans la galerie mais surtout le célèbre Christ expressionniste de Germaine Richier où la violence du monde a inspiré le geste de la sculptrice.
El Padre. Chemin de croix, la mise en scène du sens
L’œuvre photographique de Jean Dominique, « El Padre » par vocation et photographe par émerveillement comme il se définit lui-même (site), est un chemin de croix photographique en noir et blanc impressionnant, aux 14 stations plus une, la Résurrection. Cette figure traditionnelle dans l’art et la pratique religieuse se singularise par les modèles choisis et leur environnement, ainsi que par la qualité des tirages.
Les personnages sont ceux d’aujourd’hui, les représentants du pouvoir et notamment ceux qui sont chargés de la sécurité de la société : soldats, gendarmes, policiers.
Dans les représentations traditionnelles, les soldats sont secondaires ou se fondent dans les scènes, puisque les personnages centraux sont le Christ, les disciples, femmes et hommes ; ici les représentants de l’ordre prennent une place essentielle. Cette suite de saynètes évoque la dimension politique de l’évènement.
La résonance avec d’autres œuvres est ici très particulière. Il s’agit de la transposition d’un autre chemin de croix, celui de Bruno Desroches, un artiste peintre qui l’a réalisé pour l’église Saint-Nizier de Lyon en 2019 à la demande du curé recherchant une œuvre contemporaine parlant à chacun et dans une visée missionnaire (visionner video). Des étudiants d’une école d’art ont servi de modèles à ses quinze tableaux.
En accord avec le peintre lyonnais, El Padre a repris cette idée dans son champ artistique en mobilisant des comédiens familiers de l’interprétation dans la tradition des Mystères du Moyen-Âge. En effet, la crypte de l’église Saint-François d’Assise de Ménilmontant est, chaque année depuis 1932, le cadre de ce spectacle. Le photographe a utilisé le matériel des acteurs, a récupéré des tenues de soldats et de policiers, puis, en cinq jours, a choisi les sites urbains et fait les prises de vue. Seuls le Christ et la Vierge Marie sont représentés dans les habits traditionnels, les autres ont les vêtements du XXIe siècle, les nôtres ou ceux qui nous sont familiers. Le spectateur de ce chemin de croix photographique est non seulement témoin d’une Passion qui se rejoue dans le monde d’aujourd’hui, mais il est ici impliqué. Les tirages aux pigments de charbon (piezographie-pro), offrent des dégradés de tonalités de gris d’un modelé et d’une richesse remarquables, qui sont en résonance technique avec le travail au couteau de Ivan Martel, le format carré (60 x 60 cm) exprime l’universalité et la permanence du sujet.
« Le choix du traitement noir et blanc exprime tout à la fois simplicité et jaillissement. Le choix de travailler les tirages avec de forts contrastes aide à percevoir les contrastes spirituels et psychologiques vécus sur cette « via Dolorosa. » (El Padre – site Internet)
Pierre de Saint-Maur. La dépossession du Stylite
L’artiste du Morvan est un peintre de paysage extrêmement sensible qui aime aussi sculpter des enfants à l’allure de Putti, tout en rondeur et en souplesse.
Mais c’est à une autre tradition qu’il puise pour ce bronze de petite taille (41x41cm), faite pour la contemplation, la prière ou le silence : la représentation de l’ascèse, ici celle de saint Siméon le Stylite.
« Tête baissée en soumission, les mains ouvertes vers le ciel, absolument déterminé et abandonné à la fois, il tient une posture pour la vie, car il n’attend rien ni gloire ni consolation – seule une brise fait frémir un pan du linge qui l’habille… Engagé, en un mot, et vivant. » Pierre de Saint-Maur (La Croix l’hebdo, 12/06/21)
C’est bien un adulte, comme l’attestent la largeur des mains, la longueur des bras et des pieds et la manière dont il est solidaire de son support qu’il prolonge ; il incarne une forme de mysticisme et d’abandon. Placé entre deux œuvres de crucifixion, il a néanmoins le mouvement du crucifié et deux sculptures résonnent en lui. Par son allure, il évoque l’impressionnant « Ecce Homo » de Mark Wallinger, un homme de plain-pied en résine déposé en hauteur sur le quatrième pilier demeuré vide de Trafalgar Square en 2018 qui penche la tête comme le Stylite.
Et plus récemment, mais dans une position couchée, Concrete Dwarf, (Nain en béton), de Charles Ray, 2021, béton, 94 x 160 x 109 cm, avec une tête semblable et des bras écartés. Une figure de Christ, ayant chuté sur le chemin de Croix (?) ou un homme abandonné.
Florence de Viguier, le all-over en bleu au service de la foi
Catholique convaincue, imprégnée par l’esprit militaire familial, elle exprime sa foi dans tous ses tableaux à l’aide de croix. De toutes tailles mais orientées uniquement dans les sens horizontaux et verticaux, ces symboles omniprésents sont teintés du bleu outremer[1] repris d’un vitrail de Sainte-Marie Majeure à Rome, qui l’a intensément marqué. Une telle approche du all-over prend le contrepied des artistes admirés pour la liberté et l’explosion de leurs émotions comme Joan Mitchell qui a puisé dans les bleus impressionnistes ou encore Claude Viallat au radicalisme répétitif. Un tel courant d’extrême rigueur est très apprécié chez des collectionneurs comme Vincent Bolloré ou dans certains milieux catholiques.
Si ces tableaux rompent avec l’esthétique sombre et puissante d’autres œuvres de la galerie, le commissaire, par ailleurs délégué aux Commémorations Nationales du ministère de la Culture, fait découvrir avec ce type d’exposition, la multiplicité des sensibilités et d’autres orientations récentes d’un art religieux, que l’on peut mettre en relation avec les évolutions de la société. Un certain nombre des artistes ont été exposés dans des milieux militaires.
[1] Hormis à l’occasion de l’incendie de Notre Dame où le rouge a été utilisé largement dans son œuvre.
[1] À Saint-Merry Hors-le-Murs, le terme de résonance désigne le commentaire réalisé après avoir lu et partagé un texte généralement biblique. Ensuite, la résonance est souvent lue par une personne qui ne l’a pas écrite puis insérée sur le site Internet.
Galerie Victor Edouard, 72 rue Mazarine, 75006 Paris jusqu’au 10 janvier 2025.
Merci Michel pour ces méditations que tu nous partages… Merci à ces artistes de s’exprimer sur des sujets pas faciles ni courus . Le chemin de croix me touche particulièrement.