Denise Chautard, beaucoup, à Saint-Merry Hors-les-Murs, la connaissent au moins de vue. Mais sa discrétion laisse l’aventure de sa vie dans l’ombre.
« Un siècle de lumière », n’exagérons pas ! Cette femme, née en 1929, n’atteindra le siècle que dans quatre ans. Mais, pour le reste, elle l’affirme tranquillement : « il y a une lumière en moi qui ne m’a jamais quittée ».
Sa vie n’a pourtant pas très bien commencé. Lorsqu’elle a cinq ans, sa mère meurt de tuberculose. Son père « sans fibre paternelle » la confie à sa propre mère, dans la montagne jurassienne, à Chapois, un village de trois cents habitants. C’est là qu’elle a grandi, au milieu des bois et des prés, entre des oncles engagés dans la Résistance, auprès d’une grand-mère rude mais très croyante. « Sa façon de croire m’a guidée. J’ai suivi une éducation chrétienne très traditionnelle. Pourtant une lumière m’a pénétrée, qui a éclairé toute ma vie. »
Manquer de père
« Les gens dont j’avais la charge pendant ma vie professionnelle : caractériels, délinquants, prostitué(e)s, souffraient d’une enfance ratée, presque toujours à cause des relations avec leur père. »
Denise sait de quoi elle parle. À quinze ans, elle quitte le Jura pour rejoindre son père à Paris. Il s’est remarié avec une femme très “parisienne“ et n’a pas d’enfants. « C’est comme si nous vivions dans deux mondes différents. Mon père et moi ne nous sommes pas compris. Aujourd’hui, je pense que cette grosse difficulté explique mes engagements. »
Denise repart et suit des études d’infirmière en internat. « Je ne pouvais exercer ce métier que dans des endroits où l’on me logeait en même temps. Alors je me suis débrouillée : dans un dispensaire de Meudon, à la Croix-Rouge en France puis, après un chagrin d’amour, en Allemagne, dans un sanatorium. » Elle y rencontre une femme médecin, membre d’une ONG. « Elle m’a trouvé une école d’éducatrice spécialisée, rue Cassette à Paris et une amie chez qui loger. C’est une des rencontres importantes de ma vie. Ma vie s’est construite de rencontres. Je n’ai pas de famille. Ma famille, ce sont les gens que j’ai rencontrés. »
Accompagner, c’est capital

C’est à Chevilly-la-Rue, à l’internat du Bon Pasteur tenu par des religieuses, que Denise a commencé à exercer son nouveau métier. « J’avais devant moi des jeunes filles qui souffraient de déficience mentale ; d’autres, caractérielles ; d’autres encore embarquées dans la prostitution. J’ai découvert ce qu’était un groupe ou plutôt un clan. Soit j’étais chef de clan soit j’étais balayée. J’y suis restée une dizaine d’années à œuvrer entre les filles et les juges pour enfants. 1968 a tout bouleversé. Les structures ont été renversées, beaucoup de religieuses sont parties, moi aussi. »
Chargée quelque temps des prostituées mineures en “milieu ouvert“, Denise est alors passée dans un foyer protestant, rue de Paradis, à Paris. Les jeunes travaillaient pendant la journée, Denise les prenait en charge le matin et le soir, des moments très importants chez les personnes fragiles. « La plupart venaient de familles dysfonctionnelles, comme on dit aujourd’hui. Tout part de l’enfance et il est très difficile de se remettre d’une enfance ratée. La plupart avaient manqué d’un père digne de ce nom. C’est pourquoi leur relation avec le juge est très importante, il est comme un père de substitution.
Une des filles avait décidé d’avorter. « Le juge a pris de gros risques : il l’a envoyée en Angleterre. La souffrance morale de cette gamine était si forte qu’elle a quitté la prostitution. » C’est ça, accompagner. On ne change pas les gens. On ne peut que les accompagner mais c’est capital.
De l’humilité et du temps
Denise s’est beaucoup investie : « J’ai suivi une psychothérapie. Quand on exerce ce métier, il faut être aidé sinon on ne tient pas toute une vie. On est touché et pour moi, célibataire, ce n’était pas évident, même si c’est précisément parce que j’étais célibataire et sans enfant que j’ai pu me donner à fond. J’ai aussi beaucoup recherché du côté de la foi, suivi plusieurs retraites, rencontrés des croyants. Je me suis même lancée dans un petit début de vie religieuse mais j’étais trop prise par mon métier pour aller plus loin. »
Denise a passé beaucoup de temps à la brigade des mineurs. Les policiers l’attendaient avec impatience, elle en sortait ses protégés, leur fixait des rendez-vous auxquels ils ne venaient pas.
« Je me souviens d’une des filles, un vrai clown, victime d’inceste. Elle est décédée d’un cancer. Et bien son père m’a invitée à ses funérailles ! Je garde aussi en mémoire un garçon, il avait fait des études de coiffeur. Nous avions une relation forte mais il n’a jamais pu dire ce dont il avait été victime. Il a fugué. Il s’est suicidé. J’ai vécu là un moment très difficile. Plus tard, j’ai accueilli une personne comme si elle était ma fille, je l’ai logée. Intelligente, peintre, elle ne s’en est pas sortie, elle est tombée dans l‘alcoolisme. Aujourd’hui, elle vit en EHPAD, paralysée.
J’ai trop cru que je pouvais sauver. Nous ne sauvons pas. Ce n’est pas nous qui sauvons ; nous sommes “aidés par le ciel“, comme disent les musulmans. J’ai appris à prendre du recul. Je ne suis pas leur mère, pas leur sœur. On ne prend pas la place de qui que ce soit. Ce travail m’a enseigné l’humilité et la patience. J’en bénéficie toujours. »
Ne pas rester sans rien faire
« Je ne me souviens plus comment je suis arrivée à Saint-Merry. C’était à la fin de ma vie professionnelle, dans une association privée, avenue Victoria. Probablement parce que cette église était la plus proche de l’avenue Victoria. De toutes façons, je suis une SPF : sans paroisse fixe et, maintenant, hors les murs ! »
Denise a d’abord œuvré aux côtés de Pedro Meca, un basque de Pampelune, devenu un Dominicain « un peu spécial », ancien éducateur comme elle et fondateur de “la Moquette“, un accueil de nuit consacré aux exclus en tous genres : gens de la rue, drogués…
Puis elle est passée au DAL (Droit au Logement). La voilà bénévole dans cette association créée en 1990, par des familles mal-logées ou sans-logis et des militants associatifs dans le 20ème arrondissement de Paris. Manifestations, campements, occupations d’église (Saint-Ambroise, Saint-Bernard…), réquisitions de logements vides aux côtés de Monseigneur Gaillot, du Professeur Schwartzenberg, du Professeur Jacquard … Denise peut en raconter !
Aujourd’hui, elle milite à Droits Devant, association issue de la précédente qui défend l’égalité des droits de toutes et tous, français, immigrés sans papiers, ensemble. « Tous ces gens sont ma famille. Les Africains avec leur remarquable sens du collectif ; ces Mauritaniens, ces Maliens, ces Ivoiriens qui envoient l’argent à leurs proches, les femmes qui, en émigrant, se libèrent, ces couples d’Afrique du nord qui viennent pour que leurs enfants accèdent aux études… Notre lutte a fait passer les gens de “clandestins“ à “sans-papiers“ puis à “travailleurs sans papiers“. J’en suis fière même si ça me coûte de le dire. »
Denise ne rate pas une manifestation et ne voit pas pourquoi son âge l’en priverait.

Une chanceuse
Denise estime qu’elle jouit d’une vieillesse heureuse. « Mon cerveau fonctionne. Je suis en assez bonne santé pour sortir, descendre et monter mes quatre étages, vivre dans mon petit appartement clair au cœur de ce faubourg Saint-Denis qui abrite des personnes du monde entier. Je peux préserver les moments de solitude auxquels je tiens tant. Je suis heureuse, c’est tout. C’est la lumière de mon enfance, cette lumière transmise par mon éducation chrétienne qui m’a aidée et soutenue tout au long de ma vie. C’est beaucoup de chance. Cette lumière, et les rencontres : une médecin, une directrice de la Croix Rouge, une amie peintre, l’accueil à Saint-Merry.
Saint-Merry, ce n’était pas mon milieu. Je n’ai pas fait de grandes études. Je ne viens pas de la bourgeoisie. Au début, je me suis sentie étrangère. Mais j’ai participé à l’accueil ; ça, je savais faire ! Dans cette église, j’ai accueilli des gens de la rue, des drogués… et des touristes. Un jour, une clocharde qui ne pouvait pas me supporter quand elle avait bu, m’a injuriée de façon très crue alors que je discutais culture avec une femme grande bourgeoise. C’est ça, pour moi, Saint-Merry, ce mélange, cet accueil ouvert à tous. Chaque personne a quelque chose de sacré qu’il faut développer. Les musulmans que je fréquente beaucoup en ce moment, me le rappellent souvent. Je ne rejette pas complètement la Sainte Église catholique mais il faut qu’elle évolue. Un peu de souplesse, svp ! »
Passant de la grogne à l’humour, Denise conclut. « Ma vie n’a pas toujours été facile mais je suis en paix, sereine. Et je crois que ça fait du bien aux autres de voir une vieille femme qui fait encore des choses et s’en trouve bien. »
Oui, Denise, ça nous fait du bien.
Éclairée de l’intérieur par ce que vous nommez lumière,
vous en devenez lumineuse, comme si la lumière,
qui vous donne tant de force, se répandait alentour.

Merci Denise d’exister et d’exister telle !
Quelle merveille cette Denise!
Merci Joelle pour ce portrait rayonnant et inspirant – en cette période de Carême surtout.
“or la lumière a pour fruit tout ce qui est bonté, justice et vérité (Ep 5, 9)” ; Denise, un fruit de la lumière.
Merci Joëlle de répandre alentour cette lumière.