Abraham et la foi

Avec ceux que je rencontre, enfants ou adultes, nous parlons souvent d’Abraham.
Qu’est-ce qui aujourd’hui les intéresse dans ce patriarche biblique, si loin de nous dans l’espace et le temps ?

D’abord le fait qu’il a beaucoup marché, car sa foi s’est traduite par cette longue marche où il découvre que Dieu l’accompagne, alors même qu’il se met en route « sans savoir où il va ». Se tisse entre Dieu et lui une relation nouvelle qui le constitue comme personne. Dans un langage d’aujourd’hui, Dieu s’y révèle partenaire de l’émergence du sujet.

James Tissot, La Caravane d’Abraham,
1896-1902, musée juif de New York

Beaucoup ressentent cette expérience fondatrice comme proche de la leur. Leur chemin intérieur leur paraît ressembler à celui d’Abraham. Même s’ils ne connaissent presque rien de la situation de l’époque et des pays que celui-ci a traversés, ils ressentent une réelle proximité entre ce qu’il a vécu et ce qu’ils vivent aujourd’hui. Cet « ami de Dieu » (c’est l’un de ses surnoms) est quelqu’un qui a ouvert la route aux croyants. Et, aujourd’hui, beaucoup sont marqués comme lui par le paradoxe d’une présence de Dieu, à la fois proche et cachée, qui invite à marcher en confiance, guidés par une promesse, sans pour autant savoir clairement où l’on va.

Mais pourtant, que peut-il bien y avoir de commun entre notre solitude intérieure et l’aventure de cet homme ? Il n’a rien d’un homme seul et d’un marcheur solitaire. Il part avec sa femme, son neveu, « tout l’avoir qu’ils avaient amassé et le personnel qu’ils avaient acquis » (Genèse 12, 5). Grand pasteur nomade, il remonte vers le nord en suivant le Croissant fertile, redescend vers le pays de Canaan puis jusqu’en Égypte. Puis il remonte vers le Neguev, et la Bible souligne qu’il était « très riche en troupeaux, en argent et en or » (Gn 13, 2). Trop riche en petit et en gros bétail pour cohabiter avec Lot, son neveu, il se sépare de lui. Mais quand Lot est attaqué, Abraham lève des partisans, part au combat et le voilà traité comme un égal par les rois du pays, comme Melchisédech, roi de Salem. Oui vraiment, qu’a-t-il de commun avec nous ?

Ce qui, peut-être, n’apparaît pas au premier regard, mais qui finit par caractériser la foi d’Abraham, c’est une forme de dépossession. La promesse, telle qu’elle figure dans le livre de la Genèse (15,7), la voici : « Je suis le Seigneur, qui t’ai fait sortir d’Ur en Chaldée pour te donner ce pays en héritage. » Mais, lorsqu’Abraham pose la question : « Seigneur mon Dieu, comment vais-je savoir que je l’ai en héritage ? », ce n’est pas un pays que Dieu lui offre, mais une alliance. Une alliance et non un bien sur lequel il pourrait mettre la main. Car la promesse ne débouche pas sur un certificat de propriété, quoi qu’en pensent certains aujourd’hui, au vu des paroles qui figurent à la fin de ce même chapitre 15 de la Genèse.

Alliance et dépossession

L’alliance suppose une coupure, un vide, comme le rituel décrit dans la Genèse l’exprime (15, 9-17) : des animaux coupés en deux entre lesquels passent, une fois la nuit tombée, un brasier fumant et une torche enflammée. En hébreu, on ne dit pas « sceller une alliance » ou « conclure une alliance », mais « couper une alliance », ce qui peut sembler paradoxal. Mais c’est dans ce vide, dans cet espace qui sépare, que quelque chose d’unique se passe, quelque chose qu’on ne peut ni saisir ni accaparer. Une relation vivante qui n’est ni une assurance ni une garantie. Un lien vivant sans cesse à renouveler, non un traité ni un certificat de propriété.

La promesse qu’il a reçue était bien d’aller vers une terre promise (Gn 15, 7). Mais en fait il n’en deviendra pas propriétaire. Lui-même ne possèdera aucune terre, sauf celle qu’il négociera avec les gens d’Hébron pour y enterrer sa femme. Nomade jusqu’au bout, il meurt dans une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours et est enterré avec Sara, dans ce minuscule bout de terre. 

De même, si la promesse d’avoir un fils se réalise bien, il lui faudra passer par une forme de dépossession envers ce fils. Non qu’il lui soit finalement retiré, comme il le croit un moment, mais il lui est demandé, là aussi, de ne pas se positionner en maître et en propriétaire, mais d’ouvrir les mains au lieu de les refermer sur l’objet de la promesse. L’enjeu, est, pour lui comme pour nous, de faire l’expérience d’une forme nouvelle de relation qui le constitue en personne vivante en relation avec le Dieu vivant. 

Le Caravage, Sacrifice d’Isaac, ca 1603, Université de Princeton

L’appel qu’Abraham entend est traduit par André Chouraqui dans les termes suivants : 

« Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Ishac,
va pour toi en terre de Moryah, là, monte-le en montée
sur l’un des monts que je te dirai. » (Gn 22, 1-2) 

Au lieu de traduire :« Monte sur la montagne pour y immoler ton fils », il est écrit « Va pour toi » ou « Va vers toi » et il est question de « monter » avec le fils. Aller vers quoi ? Monter vers quoi ? Ce n’est pas dit. Mais, à la surprise d’Abraham, il ne s’agit pas d’immoler son fils pour plaire à un Dieu censé aimer ce sacrifice, mais d’aller vers une nouvelle relation à Dieu. Une relation qui le constitue comme sujet autonome, personne à part entière. 

Une foi nomade

Il y a ceci : dans un monde où les nomades sont de moins en moins nombreux, nous sommes tous un peu devenus des « nomades intérieurs ». Nous allons tous vers un avenir largement inconnu. Nous avons tous été marqués par un premier environnement social, familial, culturel, spirituel. Mais, malgré l’envie que nous avions peut-être de rester dans ce cocon, il nous a fallu « partir ». Comme Abraham, qui a quitté Ur, en Chaldée. Nous aussi, les évènements nous obligent à partir vers … nous ne savons pas très bien quoi.

Sommes-nous simplement des errants sans repères ? Non, mais les seuls repères qui valent, quand l’on est ainsi poussé vers l’inconnu, c’est la promesse qui éclaire, qui ouvre l’avenir – au lieu que cet avenir soit une menace ou une fatalité – et c’est une présence cachée qui nous accompagne et nous rassure. Comme Abraham qui découvre la vraie présence de Dieu au fil des routes qui le mènent vers l’inconnu – et qui est invité à lever les yeux vers le ciel pour y voir une image de l’alliance immense que ce Dieu lui ouvre.

À l’époque d’Abraham, tous les hommes cherchaient Dieu là ou étaient leurs racines. C’était le dieu d’un peuple, d’une cité, d’un coin de terre. S’en éloigner était donc périlleux. Les actes religieux ne pouvaient s’accomplir que dans le lieu du dieu en question. Changer de lieu, c’était changer de dieu.

En quittant Ur en Chaldée, sa terre et son lieu d’origine, en suivant cette parole – et cette intuition intérieure – qui lui dit « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12, 1), Abraham rompt avec cette expérience religieuse. Il entre dans une autre dimension de la foi, bien intéressante pour nous aujourd’hui. Dieu n’est plus en arrière, mais en avant. Il n’est plus enfermé dans la tradition ancestrale, il se fait promesse et ouvre un avenir d’alliance.

L’aventure est risquée, car si la terre d’origine est visible, celle vers laquelle il marche est inconnue.
À de nombreuses reprises Abraham s’inquiète : pour la terre, pour les siens, pour sa propre survie, pour son fils et ses descendants : « Mon Seigneur Yahvé, que me donnerais-tu ? Je m’en vais sans enfants… » (Gn 15, 2). Et Sara, sa femme, qui écoute, cachée dans la tente, la promesse formulée par les trois visiteurs mystérieux du Chêne de Mambré, ne peut s’empêcher d’en rire : « Maintenant que je suis usée, je connaîtrais le plaisir ! Et mon mari qui est un vieillard ! » (Gn 18, 2).

L’hospitalité d’Abraham, mosaïque (VIe s.), Basilique San Vitale, Ravenne

Mais, de campement en campement, de confiance perdue en confiance retrouvée, c’est dans cette marche périlleuse qu’Abraham nous ouvre un vrai chemin pour aujourd’hui. C’est ainsi que, bien au-delà de sa descendance charnelle, il devient et demeure le « Père des croyants ». Reconnu comme tel par les Juifs, les chrétiens et les musulmans. À la croisée initiale de chemins, il est, comme le dit saint Paul « père de ceux qui marchent sur les traces de la foi qui fut la sienne » (Romains 4, 12).

Mais de quelle foi s’agit-il ? Soyons clairs : il ne s’agit pas d’une foi qui se résumerait à l’adhésion à une des religions monothéistes, à ses dogmes et à ses rites. Il s’agit d’autre chose. La foi dont il est question ici, la foi à la manière d’Abraham, est essentiellement espérance et même dépassement de l’espérance, à travers les dépossessions successives qui ont marqué son histoire. Comme le résume saint Paul : « Espérant contre toute espérance, il a cru ; ainsi est-il devenu le père d’un grand nombre de nations » (Romains 4, 18).

Ce que Jésus appelle la foi

Cette foi qui n’est pas adhésion à une croyance ou à un dogme, 
cette foi qui n’est pas adhésion à une religion, 
cette foi qui n’est pas évidence, mais marche en avant, 
cette foi qui est écoute et réception de la parole d’un autre, 
cette foi qui est risque et avancée dans l’inconnu, 
cette foi qui est confiance et espérance, 

c’est la foi que Jésus souligne et admire,
chaque fois qu’il la rencontre chez ses interlocuteurs. 

Il est étonnant de constater que, la plupart du temps, d’après les Évangiles, ce n’est pas chez des gens supposés « croyants » ni parmi ses disciples qu’il la rencontre, mais chez des étrangers, chez des païens.

Sebastiano Ricci, Le Christ et le centurion, 1726-1729,
Musée Capodimonte, Naples

C’est le cas du centurion romain de Capharnaüm (Luc 7, 6-9). Cet homme qui nous a légué ces mots, si souvent repris :
« Je ne suis pas digne que tu viennes chez moi, mais dis seulement une parole… »,
Jésus dit de lui : « Je vous le déclare, même en Israël, je n’ai pas trouvé une telle foi ! ».

C’est aussi le cas de la cananéenne rencontrée au pays de Tyr et de Sidon, en plein territoire païen (Matthieu 15, 21-28). Repoussée d’abord par Jésus, elle revient à la charge en lui disant : « Oui, Seigneur ; mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Jésus lui répond : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! ». 
Il en est de même pour la femme affligée de pertes de sang qui cherchait à approcher Jésus dans la foule et touche la frange de son manteau (Luc 8, 43-48).  Jésus lui dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix. »

Qu’est-ce que Jésus appelle « la foi » ?
À la lumière de ces exemples, on pourrait dire que la foi selon Jésus,

c’est un élan de tout l’être vers ce qui n’est pas encore réalisé mais espéré,
en s’appuyant sur la parole ou la présence d’un autre,
c’est un élan de tout l’être mu par le désir,
c’est un élan habité par une confiance entreprenante. 

Et cela ressemble beaucoup à la relation entre Jésus et son Père, cet élan de tout son être, habité par une confiance entreprenante et sans cesse renouvelée, nourrie d’écoute et d’accueil de l’Autre, confiance risquée jusqu’à la plongée dans l’obscurité, la souffrance et la mort. 

La foi du Christ

Est-il légitime de parler de la foi du Christ ? Comme beaucoup, avant de découvrir un petit livre de Urs von Balthasar portant ce titre, j’étais plus habitué à parler de « la foi en Jésus Christ » que de « la foi du Christ ». Un peu naïvement sans doute, il me semblait que, s’il était « Fils de Dieu » cela le dispensait du besoin d’« avoir la foi ».

Intrigué, j’ai ouvert ce livre et je l’ai lu avec de plus en plus d’intérêt. C’est une plongée au cœur des Évangiles, au cœur de l’humanité de Jésus et du mystère de l’incarnation. Urs von Balthasar écrit :
« La foi… Jésus l’a vécu mieux que quiconque : fidélité du Fils de l’homme à son Père donnée une fois pour toutes et renouvelée à chaque instant du temps; préférence inconditionnelle du Père, de son être, de son amour, de sa volonté et de son commandement, par-dessus tous les désirs et les inclinations propres; la persévérance inébranlable dans cette volonté, quoi qu’il advienne; et par-dessus tout la disponibilité entre les mains du Père, le refus de vouloir connaître l’heure à l’avance et de la devancer. La foi chrétienne ne peut se concevoir autrement que comme ce qui nous introduit dans l’attitude la plus profonde de Jésus ».
(La foi du Christ, p. 2730, 48-49)

Sans garantie

Joseph Moingt nous entraîne encore plus loin dans cette découverte d’une forme de foi vécue à la suite du Christ. Il reprend une expression paradoxale : « la certitude de la foi est interruption de garantie ». Il écrit :
« Jésus … a lui-même exprimé sa confiance en Dieu dans le paradoxe qu’il faut “perdre sa vie pour la sauver”, et … l’interruption de garantie est une tâche obligatoire pour favoriser la rencontre entre le Dieu libre et l’homme à rendre libre. Jésus, en effet, qui s’était senti abandonné de Dieu sur le plan de sa mission historique et de son avenir de vie, lui a néanmoins fait confiance jusqu’au bout, jusqu’à lui abandonner sa vie en retour, et s’il s’est présenté devant lui, en toute faiblesse et nudité, sans pouvoir se prévaloir d’aucune garantie, ni d’avoir mené sa mission à bon terme ni de bénéficier du bon témoignage de la Loi, sans autre certitude que la confiance qu’il mettait en Dieu ; c’est sur elle seule que se fonde notre foi, dans un pareil dénuement, et d’elle qu’est venu le salut, car Dieu n’a pas failli à celui qui se fiait à lui. Dans cette suspension de toutes garanties s’est produit … la révélation du salut se frayant impérieusement un passage à travers l’histoire des religions et s’en dégageant pour émerger en Jésus, écartant brutalement de son chemin les garanties de salut que les hommes de tous les temps cherchaient dans les religions ». 
(Dieu qui vient à l’homme, T 2, vol. 1. pp. 461-462)

Une totale gratuité et une totale liberté de part et d’autre.
L’adhésion (adhésion est le sens premier du mot foi en hébreu) au Père n’est ni une garantie ni une assurance mais ouvre un espace où l’amour peut librement se déployer. La foi se nourrit de découvertes, de paroles accueillies et savourées, d’intuitions partagées, d’écoute et de silence.
Mais elle est aussi synonyme de risque assumé, de confiance donnée. 

Plutôt que « père des croyants », au sens des adeptes des trois religions monothéistes, il serait
plus exact de reconnaître Abraham comme le père de ceux qui partagent cette « foi nomade ».
En marchant en montagne, sur une plage ou dans un chemin creux, nous pouvons nous souvenir de lui comme d’un compagnon, ami de Dieu et des hommes, dont la foi consiste à suivre le Dieu qui est en marche à travers le temps et qui nous ouvre la route, sans qu’on puisse savoir d’avance où elle mène. 

Jean-Claude Thomas

Co-fondateur du Centre Pastoral Halles-Beaubourg, avec Xavier de Chalendar, de 1975 à 1983. Particulièrement impliqué dans les relations de solidarité et la défense des Droits de l’Homme.
Président de l'Arc en Ciel de 2003 à 2024, il a invité fréquemment Joseph Moingt et cherche à mieux faire connaître aujourd’hui l’œuvre de ce grand théologien.

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