Assiste-t-on, depuis une bonne décennie, à la fin de ce qu’Arnaud Orain[1]Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude,
Paris, Flammarion, 2024. appelle le cycle néo-libéral ?
La menace, avant son exécution, de l’accroissement des taxes douanières, brandie dès son retour au pouvoir par Trump, l’imprévisible agité, la revendication affichée du protectionnisme, l’affaiblissement des organisations mondiales du commerce, entre autres, remettent en cause le modèle et sa marche forcée vers une mondialisation à tout crin. On pourrait éventuellement s’en réjouir si le système capitaliste le plus prédateur s’affaiblissait et surtout si n’émergeaient pas des oligopoles privés extrêmement puissants qui prennent « des dimensions à la fois marchandes et souveraines ». Les GAFAM américains (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ou les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) en sont les meilleures illustrations rappelant l’action conquérante et prédatrice des grandes compagnies commerciales européennes du début du XVIIe au milieu du XIXe siècle.


Celles-ci étaient des associations de marchands chargées par les États d’Europe occidentale d’assurer les échanges avec les colonies et leur mise en valeur. Limitées dans le temps au XVIe siècle, pour la durée d’une expédition par exemple, elles devinrent des organismes permanents au siècle suivant. Même si leur organisation financière pouvait varier d’un pays à un autre (en France, c’est le roi qui est le principal actionnaire de la Compagnie des Indes Orientales alors qu’en Angleterre, l’apport des capitaux se fait par souscription), le statut de ces associations est assez proche en mêlant intérêts public et privé. La puissance politique accordait une charte à ces compagnies qui leur permettait de bénéficier de privilèges et d’un monopole.
À l’instar de la V.O.C. (Verrenigde Oost Indissche Compagnie), créée aux Provinces-Unies en 1602, elles avaient la possibilité de battre monnaie, de disposer d’un pavillon, d’entretenir des troupes et de rendre la justice. Certaines, en raison de la nécessité de posséder une flotte importante, possédaient leurs propres chantiers navals comme la Compagnie des Indes françaises à Lorient, ville créée pour elle et devenue son entrepôt et son port d’attache.

Mme de Keravel, Wikimedia Commons
Les règles de « l’Exclusif »[2]L’Exclusif : Le principe de l’Exclusif est le régime sous lequel étaient placés
tous les échanges commerciaux entre les colonies et la France
aux XVII e et XVIII e siècles. dont bénéficiaient aussi les compagnies régissaient les relations commerciales avec les colonies de chacun des États. Seuls ses produits avaient accès à son marché colonial, les marchandises étrangères s’en trouvant exclues. En retour, les ressources coloniales alimentaient en priorité la métropole et leur transport était uniquement assuré par ses bâtiments nationaux. Le système s’accompagnait de mesures douanières et fiscales protectionnistes. Mais si tout négociant régnicole pouvait bénéficier de l’Exclusif, les compagnies jouissaient de ces fonctions régaliennes dont s’étaient dessaisis les États qui avaient pour but de favoriser l’expansion coloniale.

Les meilleures illustrations sont fournies par la politique de la V.O.C. en Indonésie ou par celle de l’East India Compagny (E.I.C.) anglaise, dont l’organisation et la longévité (1600-1858) ont joué un rôle essentiel dans la colonisation du sous-continent indien. Associant intérêts commerciaux, avec le trafic des épices, du coton, de la soie ou de l’indigo, et contrôle des territoires indigènes, l’E.I.C. fonda des comptoirs ou factories parfois bien au-delà de l’Inde (jusqu’à Singapour ou Hong-Kong ), présida à l’expansion de l’empire britannique et, grâce à l’éviction des Français après la guerre de Sept ans (1756-1763), multiplia les alliances avec les maharadjas hindous et les nawabs musulmans. Mais ce, toujours au profit de la Compagnie qui sut aussi jouer des rivalités entre les différentes principautés afin d’exploiter les richesses locales au maximum et asservir les populations.

1762, National Portrait Gallery, Londres
Véritable état dans l’État, la V.O.C. comme l’E.I.C. durent faire pourtant face à des crises économiques et politiques (comme la première guerre de l’Opium, 1839-1842), avant de se voir dépossédées peu à peu de leur monopole (en 1833 celui du thé par exemple pour l’E.I.C.) par un état souverain qui entendait recouvrer ses droits, restreindre les privilèges de ces entités particulières au nom du libéralisme et assurer directement l’administration de leurs colonies.
Les réactions des États face à ces systèmes économiques privés furent donc longues à venir. Mais nous vivons aujourd’hui une période où l’accélération du temps, la rapide et chaotique conjoncture, la fragilité des marchés, voire la versatilité politique permettront peut-être, sinon de supprimer, du moins de limiter la volonté de puissance de ces nouvelles compagnies-États où dominent sans vergogne la mégalomanie de quelques-uns, les conflits d’intérêt, le mépris de l’environnement ou la compétition sauvage et, à terme, le contrôle des consciences. Elles qui n’en n’ont pas.
Notes
↑1 | Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, Paris, Flammarion, 2024. |
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↑2 | L’Exclusif : Le principe de l’Exclusif est le régime sous lequel étaient placés tous les échanges commerciaux entre les colonies et la France aux XVII e et XVIII e siècles. |