I

Ils sont partis sans savoir où ils allaient

Comme Abraham, les apôtres ont été appelés à quitter leurs lieux familiers, leur terre d’origine. Eux aussi sont partis « sans savoir où ils allaient ». Le souffle du jour de la Pentecôte les a poussés « hors-les-murs », hors du lieu où ils se tenaient enfermés, protégés de la haine qui avait mené Jésus à la croix. L’Esprit a donné à Pierre le courage de prendre la parole devant une foule venue des quatre coins de la terre qui pouvait se révéler hostile mais que les Actes nous montrent parcourue d’un frisson de compréhension mutuelle, au-delà des barrières de langue et de culture. Et les voilà partis pour porter cette parole libératrice aux quatre coins du monde connu, c’est-à-dire, dans un premier temps, de la Méditerranée. 

Voici comment Joseph Moingt parle de cette étape fondatrice : 

Fra Angelico, Sermon sur la Montagne, 1436-43, Couvent San Marco, Florence

« Allez par le monde entier annoncer l’Évangile à toute créature ». C’est par ces mots que Jésus confie aux apôtres la mission qu’il avait reçue du Père.
Les apôtres n’étaient pas des évêques ni des prêtres, et ils étaient bien plus que douze ; tous ceux qui avaient suivi Jésus sur les routes de Galilée, tous ceux qui avaient été de quelque façon témoins de sa résurrection, tous les nouveaux convertis qui avaient reçu de l’Esprit Saint un don de parole, tous ceux que les premières communautés chrétiennes envoyaient porter l’Évangile dans les villes et contrées voisines, tous ceux-là pouvaient être considérés comme des “apôtres”, c’est-à-dire des “envoyés”, et beaucoup d’eux, dont les noms ne nous sont pas connus, sont appelés de ce nom dans les premiers écrits chrétiens,
les Actes et les Lettres des Apôtres.
Ils sont “envoyés”, c’est-à-dire invités au départ, à quitter les lieux saints, le Temple, la Ville, la Terre sainte d’Israël, la communauté des “saints” ou “sanctifiés”, et à aller dans les territoires des païens, dans le monde impur, pas pour les amener dans les lieux de prière des chrétiens, qui ne disposaient pas encore de tels lieux, mais simplement pour prendre langue avec ces étrangers, converser avec eux. Oui, mais pas pour leur dire n’importe quoi, pour leur annoncer l’Évangile. » (Conférence 2014)

De ce départ et des multiples chemins parcourus est née une polyphonie. On ne le dit pas assez, mais ce que nous appelons l’Évangile est une parole née « hors les murs » et en quadriphonie. Quatre Évangiles qui ont pris forme au-delà des frontières de la Judée, en des lieux distants les uns des autres de plusieurs milliers de kilomètres, en des contextes différents.
Quatre Évangiles qui résisteront toujours aux efforts pour les ramener à une parole unique. 

J’en suis certain : on devrait partir de cette expérience originelle 
pour penser l’Église dans sa diversité et l’œcuménisme dans ses enjeux.

Une Polyphonie

Les exégètes nous apprennent que l’Évangile de Matthieu a vraisemblablement pris forme autour d’Alexandrie, dans le nord de l’Égypte, où la diaspora juive était importante, et comptait de nombreux de Lévites (ceux qui officiaient au Temple de Jérusalem). Il s’ouvre par la généalogie de Jésus, fils de David, fils d’Abraham, se réfère très souvent à l’Ancien Testament (« On vous a dit, moi je vous dis » Mat 5,17-37) et comporte de multiples discussions au sujet de la Loi avec les pharisiens et les scribes.

Si Matthieu est tourné vers le monde juif, Luc est tourné vers le monde païen. Avec lui, on repart vers le Nord : vers l’Asie Mineure d’abord, sur les pas de Saint Paul, puis vers les communautés naissantes de Grèce et de Macédoine. Compagnon de Paul dont il raconte les voyages dans les Actes des Apôtres, Luc est né à Antioche, il est de culture grecque et médecin. Son Évangile s’adresse en priorité à des païens sans culture juive. Il nous touche aujourd’hui par sa résonnance universelle et par la simplicité pédagogique des paraboles qui sont plus nombreuses que dans les autres évangiles. On retrouve l’écho de l’enseignement de Paul à Rome, avec ce même souci d’universalité dont les épîtres témoignent, notamment quand il écrit, dans l’épître aux Galates (3,28) : « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus ».[1]Les termes exacts de Paul sont les suivants : « Il n’existe ni Judéen, ni Grec, il n’existe pas de personne esclave ni de personne libre, il n’existe ni chose mâle ni chose … Continue reading

Avec Marc, on retrouve un langage plus rustique, sans doute inspiré par Pierre. Avec une brièveté, une économie de moyens qui rappelle la frugalité des premiers temps vécus par les disciples quand Jésus les envoyait « en avant de lui, deux par deux, sans bourse ni sac ni sandale » (Luc 10, 1-4).

Mais avec Jean, on repart vers l’Asie Mineure et Éphèse. Les années ont passé, avec une méditation sans cesse reprise des actes et des paroles de Jésus qui donne à cet Évangile un ton unique, reconnaissable entre tous. Ses actes se déploient avec une ampleur narrative qui en fait des fresques inoubliables : les noces de Cana, la rencontre avec la Samaritaine, la guérison de l’aveugle-né, le Lavement des pieds ou les retrouvailles au bord du lac… 

Depuis Abraham et Moïse, à travers les Évangiles et jusqu’à nous, la foi est inséparable de cette sortie vers le dehors, à la rencontre des autres, une marche accompagnée par ce souffle qui nous pousse à toujours sortir de l’enfermement, à ne jamais se contenter d’un « entre-soi ». À l’inverse des algorithmes qui nous renvoient toujours au même, à ceux qui nous aiment et à nos préférences, c’est vers un « ailleurs » que Dieu nous appelle. Même si nous ne savons pas toujours où nous allons. 

Dialogue et reconnaissance mutuelle

Ce qui me fascine dans la naissance des Évangiles, c’est qu’en prenant forme aux quatre coins da la Méditerranée, Jérusalem, Alexandrie, Éphèse et Rome, ils ont bénéficié d’une reconnaissance mutuelle de la part des communautés qui les portaient. Aucune volonté de domination ou de préférence, aucun besoin de tout ramener à l’unité, comme si la vérité évangélique se trouvait plutôt enrichie par cette diversité et non détenue par un lieu unique entouré de murs. Comme si la pratique, à distance, d’une forme de polyphonie était la règle, malgré sans doute d’énormes difficultés de communication. Un peu comme de nos jours, au temps du Covid, ces chœurs sur Internet où chantaient ensemble, à distance, des personnes habitants à des milliers de kilomètres les unes des autres.  

On retrouve aujourd’hui quelque chose de cette polyphonie originelle dans la diversité des Églises d’Orient et dans la variété de leurs rites : melkite, syriaque, chaldéen, syro-malabar, maronite, etc. Chez la plupart d’entre elles le lien avec les langues locales ne s’est jamais perdu, qu’il s’agisse de l’araméen, du grec, de l’arabe ou du persan.

Mais on pourrait aller beaucoup plus loin en matière œcuménique si l’on repartait du même principe de base qui a donné naissance aux Évangiles : 
– reconnaître la légitimité d’un foisonnement dans la manière de dire la Bonne Nouvelle et de la mettre en œuvre. 
– S’intéresser profondément à ce que d’autres en disent et en vivent, dans des contextes et au sein de cultures qui peuvent être très différentes de la nôtre.
– Tendre l’oreille à cette symphonie, partager les intuitions et les découvertes venues d’ailleurs. 

Louis Armstrong en 1947, photo H. Warnecke
et G. Schoenbaechler, domaine public

Deux exemples me touchent tout particulièrement. 
En premier celui de la musique : j’ai passionnément aimé chanter le grégorien et les polyphonies de la Renaissance, de Palestrina à Vivaldi et Pergolèse. Mais que serions-nous sans cette admirable revanche sur l’histoire que sont les Negro Spirituals ? Quelle surprenante richesse, née au creux de l’esclavage, où une société blanche qui se disait chrétienne a, quasi malgré elle, transmis un message d’espérance à ceux qu’elle exploitait.  Que serions-nous sans “In the upper room” et Mahalia Jackson, sans “Go down Moses” et Louis Armstrong, sans “Sometimes I feel like a motherless child”, sans “Nobody knows”? Ce qui est devenu la matrice d’une grande partie de la musique populaire d’aujourd’hui a sa source dans l’élan d’espérance qui, envers et contre tout, a soulevé ceux qui se sont « reconnus dans le crucifié », comme le disait un prêtre rencontré là-bas. 

Vitrail - Photo de Lina sur Pixabay
Vitrail, photo Lina sur Pixabay

Deuxième exemple : à Saint-Merry, lors d’une rencontre sur l’Afrique et de débats sur les civilisations africaines, nous avons préparé une célébration avec des prêtres venus notamment du Congo Kinshasa. Marqué par un certain nombre de séjours en Afrique et par la liberté et la créativité propres aux célébrations du Centre Pastoral, j’ai proposé de faire place dans l’Eucharistie à une donnée centrale en Afrique, l’évocation des ancêtres. Mais, à ma surprise, leur première réaction a été de dire : « Est-ce qu’on a le droit de faire ça ? », tant la pression et l’intangibilité du rituel romain, supposé universel, l’emportait pour eux sur tout le reste. Nous avons travaillé et modifié un peu la parole considérée au départ comme intangible pour faire pénétrer une forme d’inculturation jusqu’au cœur de la célébration eucharistique. Quand découvrirons-nous dans l’éventail des prières eucharistiques reconnues les voix de ces autres cultures, de ces autres mondes qui font la richesse de l’humanité ?

Diversité et altérité

La diversité et l’altérité sont au cœur de la Parole originelle, celle qui nous inspire et nous structure. Mais pour la vivre et pour qu’elle se déploie aujourd’hui, il faut résister à la séduction de l’unique et au besoin de sécurité qui pousse beaucoup à ne vouloir entendre qu’un seul et même son de cloche. Même en période d’incertitude, la tradition ne peut être synonyme de répétition. Elle est un terreau où chaque génération, chaque culture est invitée à puiser pour féconder l’avenir et faire germer de nouvelles pousses d’humanité.

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Notes

Notes
1 Les termes exacts de Paul sont les suivants : « Il n’existe ni Judéen, ni Grec, il n’existe pas de personne esclave ni de personne libre, il n’existe ni chose mâle ni chose femelle : tous en effet, vous êtes un en Jésus l’Oint.” »
Jean-Claude Thomas

Co-fondateur du Centre Pastoral Halles-Beaubourg, avec Xavier de Chalendar, de 1975 à 1983. Particulièrement impliqué dans les relations de solidarité et la défense des Droits de l’Homme.
Président de l'Arc en Ciel de 2003 à 2024, il a invité fréquemment Joseph Moingt et cherche à mieux faire connaître aujourd’hui l’œuvre de ce grand théologien.

  1. Solange de Raynal says:

    Je ne connaissais pas ce terme de quadriphonie, et des Evangiles ”hors les murs”, cela me parle; espérons que le prochain Pape appréciera la polyphonie, si nécessaire dans notre XXI ème siècle !

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