V

Vivre au risque de l’autre 3

Un réflexe de repli sur soi, identitaire, est de plus en plus présent dans nos sociétés et, de façon surprenante, chez les croyants. Il suffit d’ouvrir la Bible pour y trouver un tout autre élan : celui de la relation, de la rencontre, de l’accueil de l’autre et de l’étranger, comme condition même de la vie. Guy Aurenche nous offre la fin de sa recension du livre d’Anne-Marie Pelletier : Vivre au risque de l’autre, La Bible contre l’identitarisme, DDB, 2025.

Si vous avez manqué le début de cette chronique, lire ICI

Rembrandt, Le retour du fils prodigue, 1668,
Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Il est question de fraternité, (le mot émerge à nouveau dans notre société), mais en « mode mystique ». « L’humanité s’accomplit en acquérant une dimension qu’il faut dire mystique, au sens où elle met en contact avec le plus intime de Dieu ». Le livre, empruntant au frère François Cassingena-Trévedy, ose affirmer que « la moindre égratignure faite à l’homme fait tout aussitôt couler le sang de Dieu ». Les nombreuses égratignures faites aux personnes « autres », étrangères, incitent les chrétiens à ajuster leur conduite sur cet élan de Dieu vers l’autre, tous les autres. Comme ce père âgé, attendant un fils fantasque ; un père qui, oubliant son âge, sa dignité, la faute du revenant, se met à courir et à l’embrasser. C’est à une telle attitude que sera apprécié et jugé le témoignage des communautés chrétiennes. « Le christianisme, – bien loin de s’affaisser, de se renier dans une philanthropie séculière -, se retrouve fondé en sa racine, dès lors qu’il assume et déploie la profondeur « mystique » de la fraternité telle que l’enseigne la révélation biblique qui s’accomplit dans le Christ ». Un « ressuscité qui témoigne, contre les prétentions ravageuses du mal, que le bien (l’accueil inconditionnel) est la vraie puissance indestructible et que sa victoire est certaine ».

N’allons pas croire que ce livre présente le « Vivre avec l’autre » comme une opération bisounours. Toutes les difficultés, les risques de l’aventure de l’autre, comme en témoigne le titre, sont pleinement évoqués. Ainsi que les manipulations fréquentes de nos intelligences à partir des peurs légitimes que suscite l’autre. Depuis toujours l’on s’interroge sur la spécificité de la Bonne Nouvelle chrétienne. Anne-Marie Pelletier cite avec bonheur la Lettre à Diognète, datant du 2ème siècle. Ce texte insiste sur la ressemblance essentielle des chrétiens par rapport aux individus de leur temps. Rien ne les différencie fondamentalement. Et pourtant ils sont, dès cette époque, reconnus comme pouvant être « l’âme du monde ». 

Le livre d’Anne-Marie Pelletier peut être un bon outil pour aider les individus et les communautés à tenter de préciser et surtout d’exprimer ce que recouvre cette âme. Surtout pas une condamnation du monde actuel : « La petite bonté ne fait pas défaut à notre temps. Il faut que cela soit dit ». Et l’Église ne le dit pas assez. « En un mot, il se pourrait qu’être chrétien aujourd’hui consiste à être témoin de ce tissu résistant d’humanité, de cette générosité indestructible, et qui outrepasse les frontières de l’Église ». Les lecteurs sont invités à décrypter, sous cet angle, le comportement de Jésus avec tous les « étranges » qu’il rencontre sur son chemin. Comment ces personnages, contestés à leur époque, permettent-ils à Jésus de caractériser la vraie originalité de son message… et parfois d’en élargir les dimensions ? Cette pédagogie de l’accueil de l’autre ne se limite pas à la gentillesse de l’accueil – et celle-ci est essentielle ; mais elle va jusqu’à se laisser bousculer par des messages de fraternité qui invitent à transformer les modes d’organisation et de témoignage desdites communautés.

L’auteure propose une « foi fraternelle » ; par-delà l’identitarisme. En ces temps, où des groupes chrétiens réduisent la Bonne nouvelle à une contre-culture ou à une identité figée dans des rites, je n’ai pas reçu ce parcours biblique contre l’identitarisme comme une assurance tout-risque. Plutôt comme le partage d’une longue aventure heureuse, semée d’ombres et de lumières, poussée par une « brise légère », parfois par un souffle puissant : celui de la rencontre de l’autre. La Bible « à la fois polyphonique et symphonique ». La foi comme une marche, un étonnement.

« L’attestation ardente mais sans emphase de cet inespéré,
celui d’un Dieu qui cherche l’homme qu’il aime,
de sorte qu’il n’est pas d’humain ni de monde, perdu,
là où est gardée cette confiance ».

CategoriesBible Culture Livres
Guy Aurenche

Avocat honoraire, membre de la Commission Droits de l’homme de Pax Christi, ancien président de l’ACAT et du CCFD-Terre solidaire. À lire de Guy Aurenche : « Droits humains, n’oublions pas notre idéal commun ! », éd. Temps présent, 2018.

Laisser un commentaire (il apparaitra ici après modération)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.