La tentation demeure de revenir en arrière et surtout de confondre l’adhésion de la foi avec le respect des rites et des coutumes. Un débat d’hier et d’aujourd’hui que nous décrit Jean-Claude Thomas (second épisode ; vous pouvez retrouver le premier ICI)
Affrontement à Antioche
Paul va connaître plusieurs moments très conflictuels. Notamment avec Pierre lui-même. En effet celui-ci, enthousiasmé par ce qui se passe à Antioche, décide d’y rejoindre Paul et Silas. Il est accueilli avec joie par la communauté. Beaucoup n’ont jamais rencontré le chef des apôtres, mais il jouit d’un grand prestige. Les membres de l’Église d’Antioche sont heureux de voir le pêcheur de Capharnaüm partager volontiers le repas des non-juifs. C’est le signe qu’un grand pas a été franchi. Le concile de Jérusalem a porté ses fruits.

À Jérusalem cependant, l’Église-mère juge que Pierre va trop loin. On lui expédie de nouveaux messagers et Pierre, à cause d’eux, change de comportement. Voilà ce qu’écrit Paul à ce sujet : « Quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il s’était donné tort. En effet, avant l’arrivée de certaines gens de l’entourage de Jacques, Pierre prenait ses repas avec les païens, mais, quand ces gens arrivèrent, on le vit se dérober et se tenir à l’écart, par peur des circoncis. » (Galates 2, 12)
Que s’est-il passé ? Les judéo-chrétiens, pour les agapes du samedi soir, ont dû aller s’asseoir à des tables à part (pour ne pas manger avec les incirconcis), rompant ainsi la communion. Et Pierre, hésitant, « s’est tenu à l’écart ». Quand ces gens de Jérusalem disent aux membres de la communauté : « Si vous ne vous laissez pas circoncire, vous ne pouvez pas être sauvés », l’orage éclate entre les deux partis. La confrontation est directe et violente. Paul intervient dans le débat. Il souligne qu’un tel comportement est en contradiction avec l’Évangile et va à l’encontre des décisions de l’assemblée de Jérusalem Et il reproche ouvertement à Pierre de s’être conduit lâchement. En se mettant lui aussi à l’écart, il est allé dans le sens de ceux qui veulent imposer aux non-Juifs leurs règles religieuses. On pourrait résumer : Juifs et païens ont le même Seigneur. Dieu ne rejette pas Israël mais il offre le salut à tous les êtres humains et non seulement au peuple choisi.

Pierre n’est pas seul en cause, d’autres vont suivre son exemple. Et le comble est que Barnabé, l’ami et le compagnon de Paul, est du nombre. C’est, aux yeux de Paul, ce qui pouvait arriver de pire : « Et les autres Juifs imitèrent Pierre dans sa dissimulation, au point d’entraîner Barnabé lui-même à dissimuler avec eux. Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : « Si toi qui est Juif, tu vis comme les païens, et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à judaïser ? » (Galates 2, 13-14)
Rupture
La fissure avec Barnabé va s’approfondir et aboutir à une rupture. La cause directe en est un certain Marc qui les avait accompagnés lors d’un premier voyage avant de les laisser tomber. Judéen d’origine comme Barnabé, attaché à la pratique juive, sans doute n’approuvait-il pas pleinement la façon dont Paul vivait l’ouverture aux païens. Voilà en quels termes Luc raconte la séparation : « Quelque temps après, Paul dit à Barnabé : « Retournons donc visiter les frères en chacune des villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur, pour voir où ils en sont. » Barnabé voulait emmener aussi Jean appelé Marc. Mais Paul n’était pas d’avis d’emmener cet homme, qui les avait quittés à partir de la Pamphylie et ne les avait plus accompagnés dans leur tâche. L’exaspération devint telle qu’ils se séparèrent l’un de l’autre. Barnabé emmena Marc et s’embarqua pour Chypre. » (Actes 15, 38-39).
Les dissensions entre Paul et Barnabé sont de l’histoire ancienne. Ce qui ne l’est pas, c’est l’enjeu du débat.
D’hier à aujourd’hui
J’ai longtemps considéré que les discussions sur la circoncision et sur la Loi juive, telles que les Actes des Apôtres et le lettres de Paul en parlent, ne nous concernaient plus. Qu’avons-nous à voir avec les débats sur le pur et l’impur ? Sur l’interdiction de fréquenter les non-juifs et de partager avec eux des repas ? N’est-ce pas dépassé depuis des siècles, comme les interdits alimentaires qui allaient avec ? Mais je me suis rendu compte que, loin d’être dépassé, ce débat est actuel, sous d’autres formes. Car il s’agit du rapport entre l’Évangile d’une part et les pratiques religieuses d’autre part.

Comme le dit Joseph Moingt : « Quand Jésus dénonce les croyances et pratiques liées à la pureté rituelle (Mc 7, 15), il s’en prend à une catégorie fondamentale de toutes les religions… celle du pur et de l’impur, et à toute la législation rituelle qui en découle…Sur ce point majeur donc, Jésus est novateur, il est en rupture avec des mentalités et structures inhérentes au concept de religion… et conduit à un dépassement radical de la religion traditionnelle.Il enseigne que l’amour de Dieu et du prochain l’emporte sur les sacrifices du Temple, sur le service cultuel de Dieu (Mc 12, 33) ; par son exemple autant que par ses paroles, il montre que ce même amour rend l’homme juge de la Loi, lui permettant éventuellement de s’en dispenser et même lui en faisant un devoir ; il apprend à ses disciples à chercher la volonté de Dieu comme si elle n’était pas d’avance inscrite dans le texte de la Loi. Sur tous ces points, et ce ne pouvait être par mégarde, il heurtait des principes bien établis dans la religion juive comme dans les autres… Il ébranlait l’assurance de l’efficacité automatique du rite, l’assurance du mérite infailliblement obtenu par l’observance littérale de la Loi, et l’autorité de la lettre sacrée qui perd de son emprise sur les esprits si elle accepte d’être discutée par les uns et les autres et référée à une loi supérieure non écrite.
Ces comportements et enseignements de Jésus conduisent à la religion intérieure et spirituelle… Mais l’intériorisation de la religion constitue une profonde et radicale « innovation », car elle affranchit l’homme de l’obéissance inconditionnelle à la loi religieuse et de la peur du sacré, elle pose le principe — jusque-là inconnu — de la liberté de l’individu face à la société religieuse, de la liberté de la foi au sein de l’institution religieuse. Avec Jésus apparaît le concept nouveau (et dialectique) d’une religion affranchie des limites du religieux. Et si la rumeur de Jésus continue à intriguer nos contemporains après tant de siècles, en dehors même des cercles chrétiens et alors que plusieurs font le procès de la religion chrétienne ou supputent le déclin de l’Église, c’est parce qu’elle donne à pressentir en lui la grandeur d’un homme qui passe les limites de la religion et qui intéresse tout ce qu’il y a d’humain en tout homme. » (L’homme qui venait de Dieu, p. 51-52)


Il y a une tension permanente que l’on voit renaître aujourd’hui entre ceux pour qui la suite du Christ est indissociable de l’ensemble des règles et des comportements religieux où elle s’est incarnée au fil du temps, et ceux pour qui il est indispensable et urgent que naissent d’autres visages d’Église, marqués par une plus grande diversité d’enracinements culturels et de dynamiques communautaires. Face à un avenir incertain, beaucoup sont tentés de trouver refuge dans un passé mythifié, dans ce qui leur est présenté comme le retour à une tradition politique, culturelle et religieuse qui leur appartient en propre, où l’autre est ressenti comme une menace. On comprend la difficulté qu’ont vécue beaucoup des premiers disciples, façonnés depuis leur plus tendre enfance par les règles et les rituels juifs, par un code du pur et de l’impur très contraignant, régissant jusqu’aux plus petits détails de la vie quotidienne. Lorsqu’ils se sont trouvés confrontés à des croyants d’un nouveau style, étrangers à toutes ces pratiques, une question grave s’est posée : quelle communion est possible ? Avec quelles manières de faire ? Comment faire communauté avec des gens si différents ? Certains avaient une réponse toute prête : « qu’ils fassent comme nous ! »
Pierre, pris entre deux feux, a hésité. Et il a fallu la clarté d’esprit, la fougue et le franc parler de Paul pour entraîner l’ensemble des communautés dans le sens de ce que sa rencontre du Christ lui avait fait entrevoir. Lui, le pharisien, le disciple de Gamaliel, le persécuteur de l’Église, il est devenu l’apôtre et le chantre de l’universel, ouvrant largement la porte aux chrétiens d’origine païenne qui, un jour, sont devenus majoritaires, non sans d’autres heurts, d’autres tensions et sans qu’il y ait eu de nombreux ilots de résistance.
Mais la tentation demeure de revenir en arrière et surtout de confondre l’adhésion de la foi avec le respect des rites et des coutumes, des lois et des proclamations solennelles. Gaston Fessard, un éminent jésuite du siècle dernier parlait de la « tentation juive de l’Église ». Non pas au sens d’un retour au judaïsme, mais au sens d’un retour à la Loi et au rite comme chemin de salut.
Aujourd’hui encore, on est toujours en chemin.
Comme il faut du temps, jusqu’à l’accueil des « ailleurs » et de l’étranger !
Heureux ceux qui ont le pied dans la porte pour la laisser entrouverte
et permettre à d’autres d’entrer !





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Merci infiniment, Jean Claude, pour toutes ces précisions on ne peut plus éclairantes sur…notre temps.
Je n »ai pu ne pas penser à l’intervention, dans l’émission Talmudiques sur France Culture du dimanche 28 septembre. de Delphine Horvilleur qui nous parle du même thème tout aussi contemporain, mais cette fois au travers des figures de l’Ancien Testament.
Même si elle nous dit ne pas vouloir nous »parler » des évènements de notre actualité, il n’est pas possible, comme jean Claude le fait ici, de ne pas avoir en « arrière plan »ce qui ronge le monde de nos jours.
Voir : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/talmudiques/-7576375