Dans la vague de l’hyperréalisme, le plasticien australien Ron Mueck se démarque sensiblement et prend d’autres options. En jouant de toutes les échelles, il choisit la vie sans éluder la violence tapie au point que certaines œuvres peuvent heurter nos sensibilités. La chronique de Jean Deuzèmes
Alors qu’il opère un basculement dans son expression esthétique, ce dont témoigne la Fondation Cartie qui l’expose à nouveau, Ron Mueck demeure fidèle aux thèmes universels qui traversent son œuvre. En 2013, les sculptures dérangeaient par leur réalisme et leur dimension. Les visiteurs étaient confrontés à l’inquiétante étrangeté de l’intime. Le contact avec ses statues hyperréalistes de silicone peint produisait toujours le même choc : voir un autre que soi, personnage familier ou ordinaire, sculpté à une échelle différente avec un soin infini.
Dans l’exposition de 2023, le trouble suscité par ses œuvres est accru par la scénographie qu’il a conçue lui-même et par sa réflexion sur la forme des œuvres.
Voir et Dire a commenté les sept œuvres de cette impressionnante exposition (lire) et présente ici les deux œuvres monumentales de deux époques différentes situées au rez-de-chaussée.
Mass
(2017) Dimensions variables
Ce spectacle de cent crânes semblables au travers desquels on déambule est hautement photogénique. L’originalité de cette forme contemporaine de memento mori, si proche des catacombes de Paris, tient à sa nature, non plus seulement une sculpture, mais une installation qui enrichit la notion d’échelle au cœur de l’émotion provoquée par ses créations.
Cette œuvre, commandée par la National Gallery of Victoria (Melbourne, Australie) en 2017, est la plus grande qu’il ait jamais réalisée. Composée de cent gigantesques crânes humains, Mass est reconfigurée par l’artiste en fonction de l’espace pour chaque présentation. Elle offre une expérience physique et psychique fascinante qui nous amène à contempler les notions fondamentales de l’existence humaine. Son titre donne à lui seul une idée de la polysémie de l’œuvre. Le mot anglais « mass », signifiant à la fois un amas, un tas, une foule, mais aussi une messe, est une source d’interprétations propres à chaque visiteur. L’iconographie du crâne, elle-même, est ambiguë. Si l’histoire de l’art l’associe à la brièveté de la vie humaine, elle est aussi omniprésente dans la culture populaire.
Ces cent crânes sont tous différents avec la combinaison de trois couleurs et de particularités dentaires ou osseuses, mais l’artiste a su en faire un paysage qui dépasse le visiteur.
Point n’est besoin de scruter les détails, comme dans les Vanités du XVIIe, c’est ici la déambulation qui invite à une réflexion intime sur la mort, à une sorte de jubilation formelle, une fois passé le premier choc visuel.
Pour l’artiste, « le crâne humain est un objet complexe, une icône puissante, graphique, que l’on identifie immédiatement. Familier et étrange à la fois, il rebute autant qu’il intrigue. Il est impossible à ignorer, accaparant inconsciemment notre attention ».
Les crânes se présentent comme un groupe, une somme d’individus qui s’impose au visiteur. En cela, Mass se distingue des précédentes œuvres de Ron Mueck qui avait, jusqu’alors, toujours représenté l’être humain dans son individualité.
A Girl
(2006), 110,5x501x134,5 cm
Avec cette œuvre de 5 m de long, un gigantesque nouveau-né placé en symétrie scénographique de Mass au rez-de-chaussée de la Fondation Cartier, le visiteur se retrouve en terrain familier, celui des œuvres de la période antérieure. Mais le choc est tout aussi grand qu’avec Mass. Après la mort signifiée dans le reliquat osseux blanc, la vie ; non pas esquissée, mais exprimée précisément. Cette image parle explicitement de ce que la plupart des mères ont vécu.
Si l’enfant porte son premier regard sur le monde, en serrant les poings, il garde les traces de la violence de ce premier moment de solitude, de la confrontation avec l’injonction d’autonomie.
Maculé de traces de sang, le cordon ombilical toujours présent, son corps est encore marqué par l’expérience de l’accouchement. L’artiste joue sur une impressionnante distorsion d’échelle pour évoquer à la fois le miracle et l’épreuve de la naissance, instant oublié et pourtant fondamental pour chacun d’entre nous. Un souvenir ambivalent de joie et de souffrance passée pour bien des parents.
Vous ne sortirez pas indemnes des salles de la Fondation Cartier, signe du lien fort de l’institution avec Ron Mueck, mais l’âme desserrée.
La force de cette exposition, où la violence est tapie, tient dans la générosité des espaces accueillant un nombre limité d’œuvres et permettant de faire l’expérience complète de la sculpture : tourner autour des pièces, laisser son émotion et sa méditation advenir sur des sujets aussi différents que les œuvres elles-mêmes, affronter le face-à-face proposé par un artiste, qu’il soit un évènement personnel passé, la naissance, ou à venir, la mort.
À la différence des peintres de Vanités, Ron Mueck ne se fait pas moraliste visuel. Ce n’est plus l’émotion ou l’intimité de l’homme ordinaire, comme lors des expositions précédentes, qui est son sujet, mais le silence devant des réalités universelles, des premiers instants de la vie jusqu’aux traces laissées après la mort. Chez Ron Mueck, ces traces sont évidemment ses œuvres produites dans un temps qu’il étire, il n’a conçu que 48 œuvres en 40 ans !
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Du 8 juin au 5 novembre 2023, Fondation Cartier