Dans cette époque troublée, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur la manière de réaliser les grandes réformes sociétales dont le monde a besoin. Les modalités de la démocratie posent question. Ne faudrait-il pas se poser les mêmes questions pour l’Église ?
Le Pape François recevait récemment quatre français engagés en faveur de la justice sociale et environnementale. Il leur a conseillé « faites la révolution », « faites du désordre, le monde est sourd, il faut lui ouvrir les oreilles ».[1] « Vous êtes la jeunesse, les seuls à pouvoir le faire, vous comprenez le changement. Vous n’avez pas d’expérience, mais c’est une bonne nouvelle parce que cela vous rend créatif », leur a encore lancé François. « Il nous a dit que nous n’étions plus à l’ère du compromis mais qu’il était temps de s’engager sur une nouvelle voie ». Ce langage clair et abrupt renvoie à la question sur la manière de réaliser les grandes réformes sociétales dont le monde a besoin. Il interroge les modalités de la démocratie. Mais pourquoi ne s’appliquerait-il aussi à l’Église ?
Le constitutionnaliste Dominique Rousseau montre qu’il existe trois modèles : la démocratie représentative où les seuls élus fabriquent les lois, la démocratie directe qui supprime la distinction entre représentants et représentés, et ce qu’il appelle la « démocratie continue » qui permet « le contrôle continu et effectif, en dehors des moments électoraux, de l’action des gouvernants »[2]. Autrement dit, les difficultés de notre système politique actuel dépendraient des faiblesses du modèle représentatif qu’il faudrait compléter par des dispositifs de démocratie participative, ce que revendiquent les mouvements populistes mais aussi de plus en plus nombreux partis. Cette démocratie continue consisterait à institutionnaliser des assemblées citoyennes permanentes dans la cité, à réunir des conventions thématiques de citoyens tirés au sort, à donner un statut aux lanceurs d’alerte, et à créer une assemblée sociale en remplacement du Conseil économique social et environnemental.
Ne peut-on pas alors appliquer ce modèle dans le champ de l’Église catholique ? C’est un peu ce que fait Jean-Marie Donegani lorsqu’il souligne que la synodalité de l’église « ne doit rien à la conception libérale de la représentation mais bien plutôt à la conception de la représentation organique des communes médiévales », laquelle avait le mérite de « reconstituer une image fidèle des composantes essentielles de la cité (classes, métiers, quartiers etc.) ». Ce type de démocratie, qu’il qualifie de « substantielle » et non « formelle », pose autrement la question de la participation du peuple de Dieu qui s’avère nécessaire pour la survie de l’institution : « Une participation non seulement à la convivialité dans les groupes de fidèles, non seulement aux prises de décision dans l’organisation ecclésiale, mais aussi à l’interprétation des sources de la foi et à l’identification des voies de salut » [3].
Jusqu’à présent, l’Église n’admet pas l’idée qu’elle puisse fonctionner comme une démocratie représentative classique. Depuis fort longtemps elle se méfie de la loi du plus grand nombre, et certains historiens ont souligné sa forte opposition au XIXe siècle en France à l’idéal démocratique. Pourtant même Thomas d’Aquin réclamait la participation du peuple dans la désignation des gouvernants[4]. Il interprétait le « tout pouvoir vient de Dieu » de Paul[5] en disant « Tout ce qui est bon dans le pouvoir vient de Dieu », posant ainsi la question de la légitimité du pouvoir et récusant par avance tous les abus de pouvoir. Depuis Pie XII, la doctrine catholique reconnait la légitimité de la démocratie pour les États, mais pas pour l’Église elle-même. Les raisons invoquées tiennent à sa nature : institution fondée par Dieu indépendamment de toute volonté humaine, organisme réunissant en un seul corps tous les fidèles. En écoutant l’appel du Pape à l’approfondissement du modèle démocratique, en prolongeant les réflexions de Dominique Rousseau et de Jean-Marie Donegani sur des formes de démocratie « continue » ou « substantielle » appliquées à la synodalité, n’y a-t-il pas de quoi transformer profondément l’Église ?
Jacques Debouverie
[1] 15 mars 2021 avec Cyril Dion, Eva Sadoun, Samuel Grzybowski et un représentant de Pierre Larrouturou.
[2] Le Monde, 19 mars 2021
[3] Témoignage Chrétien, 6 janvier 2020
[4] Somme théologique I-II, q.105, art.1
[5] Romains 13, 1