Couples et familles : divorce avec l’Église ? C’est le thème de l’Atelier « Familles et Société », mais c’est aussi le titre du débat organisé par la CCBF le samedi 25 mai, avec des intervenants très pointus : Céline Béraud, Jean-Louis Schlegel, Nathalie et Christian Mignonat, Josselin Tricou.
De fait, au fil des années, l’Atelier « Familles et Société » a traité différents thèmes, pour éclairer les situations complexes vécues par les familles actuelles et la vie des couples de toutes sortes (d’où familles au pluriel dans notre intitulé) : IVG, contraception, fin de vie, transmission aux enfants… Et prochainement écologie dans la vie familiale.
L’atelier vous propose le résultat d’un travail collectif sur le thème délicat de l’interruption volontaire de grossesse : nos réflexions ont été enrichies par la participation d’Ignace Berten, théologien belge, et d’Agnès Charlemagne. Vous trouverez en pièces jointes, d’une part une approche historique qui conduit l’inscription de l’IVG dans la constitution ; d’autre part une réflexion collective sur les questions qu’ont suscitées pour nous les positions « officielles » de notre Église.
Vous êtes par ailleurs invités à nous rejoindre lors de nos réunions mensuelles et trouverez une brève description de notre atelier et les contacts en cliquant sur le lien https://saintmerry-hors-les-murs.com/2022/12/26/latelier-familles-porteur-desperance-en-christ-pour-nos-contemporains/

Au nom de l’Évangile et de notre foi vécue au milieu de nos contemporains, quelles interrogations à propos de l’IVG ?

Les luttes féministes se poursuivent pour maintenir et élargir les possibilités d’avorter et instaurer des assouplissements successifs sur les délais ; elles ont été suivies par la nation française pour aboutir à sa reconnaissance dans la constitution. Dans ce contexte, il est intéressant de s’interroger sur l’opposition constante de l’Église catholique, exprimée dans son approche doctrinale à propos de l’avortement, voire de la contraception. Mais ces affirmations suscitent aussi interrogations et recherches au sein même de l’Église, et au sein de l’atelier Familles et société de notre communauté de Saint-Merry Hors-les-Murs. Nous ne sommes pas des experts en ce domaine, mais des citoyens et des croyants qui se posent des questions, que nous vous soumettons.
 Au nom de quoi les positions « officielles » de notre Église catholique ?

Respecter la loi naturelle, fondement du refus de l’IVG, voire de la contraception ?

L’injonction du Dieu de la Genèse « croissez et multipliez » serait-il le pilier de la doctrine de notre Église, puisque le mariage y a souvent été présenté avec pour but la procréation ? Pourtant Vatican II (1962-1965) a pris acte que la sexualité a aussi pour fonction d’exprimer la relation d’amour au sein du couple. François dans Amoris laetitia module aussi cette position en soulignant l’importance de la sexualité dans le couple.

Alors devrait-on se fonder sur la loi naturelle et ne pas s’opposer à une vie que Dieu donne ? Si les animaux n’ont envie de « faire l’amour » qu’en période de fécondation, les êtres humains, eux, ne sont pas dans ce cas et connaissent cela depuis des centaines de milliers d’années désormais, sans relation avec la fécondité :  c’est le résultat d’une très belle évolution de l’espèce humaine ! Certaines espèces vivantes ont acquis progressivement des nerfs, un cerveau, des sens, une fécondation sexuée, mais elle a acquis en plus une qualité relationnelle, semble-t-il supérieure à celle de beaucoup d’autres êtres vivants. Ainsi l’être humain n’est pas seulement un corps biologique, il est aussi un être relationnel. Un de nos théologiens ne dit-il pas que la référence à la nature, telle qu’elle est utilisée, est inconsistante ? 

Suite à cette proposition, peut-on accepter de prendre pour « Vrai » que la contraception, comme l’IVG, suppriment une vie ? Peut-on accepter d’entendre le fait que, selon la loi divine, les soignants seraient obligés de tuer, et la confusion quelquefois faite d’une équivalence entre l’interruption de grossesse et la possible élimination des vieillards, jugés un poids inutile ?

Photo de Volodymyr Hryshchenko sur Unsplash
Photo de Volodymyr Hryshchenko sur Unsplash

L’enfant, don de Dieu dès sa conception ?

L’interruption de grossesse serait criminelle car l’embryon ou le fœtus seraient dotés d’une âme.  Certains pensent que l’embryon est un être humain (doté d’une âme) au moment de sa conception, d’autres seulement au fil du temps de sa gestation – les différentes cultures et périodes de l’histoire conduisent à formuler des approches différentes. Peut-on alors aisément affirmer qu’il y a une âme dès qu’il y a fécondation d’un ovule ?Pour le droit français, l’enfant n’existe en tant que personne, qu’une fois né et séparé de la mère.Par ailleurs, l’affirmation qu’il y a âme humaine dès le moment de la fécondation, et donc, dans le discours de l’Église, une personne en devenir, est contradictoire avec l’observation qu’entre les deux-tiers et les trois-quarts des cellules fécondées sont expulsées par la femme sans qu’elle en ait conscience. Autant de personnes dotées d’une âme ?

Mais, fait reconnu, le fœtus acquiert progressivement une forme d’individuation et d’autonomie au sein du corps de la femme. C’est lui qui réagit, à la douleur et par exemple, à certains sons extérieurs : la voix de la femme, la musique… À partir de quel moment reconnaître que le fœtus est un autre ? Il est difficile de déterminer une date précise. Que la loi française détermine qu’il y a enfant seulement après la naissance, ne peut signifier qu’il n’y a pas altérité avant la naissance !

Autre réflexion : à partir de quand l’Église s’est-elle préoccupée de l’embryon comme être humain ? Sans doute pas quand la contraception « légale » n’existait pas, et que l’IVG pouvait être pratiquée, alors que l’enfant était sacrifié aux rudes conditions de survie (nombreux décès à la naissance, élimination de l’embryon qui serait une charge économique beaucoup trop lourde pour la famille…) ?

N’y a-t-il pas un étonnant paradoxe où la condamnation de l’IVG s’accompagne de celle de la contraception pratiquée par des « voies artificielles » ? Ceci étant, les conclusions du synode sur la famille citent abondamment Humanae vitae mais jamais la conclusion de ce texte qui condamne la contraception, manifestant un retrait discret de la doctrine sur cette question.

L’Église dans son enseignement se préoccuperait-elle moins des personnes concernées que des « principes » à respecter ?

Si le souci de l’enfant est tel, l’Église pourrait le manifester bien plus en luttant contre tout ce qui opprime les enfants vivants : abus sexuels, guerres, famine, misère, esclavage, absence d’instruction… Oublierait-elle par ailleurs les tragédies des avortements clandestins, la mort des femmes condamnées par le refus d’un avortement thérapeutique, le désastre des grossesses de femmes ou d’enfants violées ? Et plus habituellement, le fait que des femmes peuvent se trouver dans des situations existentielles qui les rendent incapables d’assumer une grossesse.

Comment prendre en compte ces différentes situations, alors que les discernements personnels se doivent être vigoureusement sollicités ? Comment concilier la notion de discernement individuel, largement prônée par l’Église avec une loi générale de condamnation – ou disant que c’est toujours un péché, une faute, au regard de Dieu ?   
Ne devrait-elle pas insister sur la responsabilité de la personne qui a mis la femme enceinte, une responsabilité qu’on oublie trop souvent ? La femme se trouve seule face au problème comme si c’était elle qui était entièrement responsable de ce qui s’est passé, ce qui a fait souvent considérer la femme enceinte comme une personne de mœurs légère quand elle n’était pas mariée. Ainsi la société, la famille, le père sont également responsables de nombreux avortements.
Que dire du droit à « la maîtrise de son corps » ? Cette affirmation parait être le reflet d’une compréhension très individuelle de la personne humaine, de sa liberté et de son autonomie, oubliant l’autre approche, tout aussi essentielle, l’approche « collective ». Ceci étant le douloureux combat mené par nombre de femmes pour être seules à décider de disposer de leur corps, ne doit-il pas être pris au sérieux dans la mesure où elles sont en première ligne ?

Domenichino Palazzo Barberini Roma Puttii Che Giocano Con Mitra Vescovile
Domenichino, Détail de la Vierge avec l’Enfant et les saints Petrone et Jean évangéliste, Palais Barberini (Rome)

L’Église met en avant une approche individualiste de l’IVG, comme le fait la société, mais ne s’attarde pas, nous semble-t-il, sur la responsabilité collective de notre société face à cette question : démographie et peuplement humain, responsabilité dans la transmission de la vie au fil des générations, sens et impact d’une telle loi sur la construction sociétale (accentuation de la responsabilité individuelle sans élargir par exemple au concepteur, et au-delà). La non prise en compte des viols des femmes comme arme de guerre, au-delà du drame vécu par ces personnes et pour lesquelles l’Église n’a pas de parole “apaisante”, déstructure la société : honte des femmes qui cachent ces exactions au regard des maris, familles et milieu local de vie ; refus de la société de les intégrer ; question des enfants non désirés qui devront vivre au sein des familles et de leur milieu de vie. Toutes ces interrogations éthiques nous semblent légitimer notre État à légiférer, tout comme notre Église à s’en préoccuper, mais les textes produits semblent peu prendre en compte cette responsabilité collective.
Quid de l’IVG dans ces cas ? L’Église à ce niveau collectif ne semble avoir comme réponse que le devoir de solidarité et d’accueil de l’enfant à venir, même s’il n’est pas attendu.

Notre Église serait-elle déconnectée de la vie de nos contemporains vers qui le Christ nous a envoyés ?

Danielle Hervieu-Léger souligne « la crise dont l’Église peut ou non sortir » ; le positionnement du magistère, sa doctrine érigée en dogme inébranlable, son refus de s’interroger et d’ouvrir un débat sur les changements sociaux, alors que l’émancipation de la femme et les progrès scientifiques accentuent le divorce entre l’Institution et la pratique quotidienne des chrétiens. Ajoutons aussi que l’autorité exclusive des hommes d’Église à qui seuls est réservé le pouvoir de décision, et rarement affrontés personnellement à l’IVG, semble quelque peu illégitime en ce qui concerne un problème qui concerne au premier chef les femmes.

Enfin, il nous semble important de rappeler que la position prise par notre Église s’adresse d’abord à ses fidèles, et ne peut s’imposer à l’univers tout entier.

Elle se doit d’entendre la décision de notre Congrès applicable à l’ensemble des citoyens, ce qui ne l’empêche pas d’exprimer son avis, mais en étant plus soft, c’est-à-dire sans se positionner comme qui a la Vérité pour tous les Français, et même pour tout l’univers. Comment peut-elle promouvoir le discernement, la responsabilité de chacun et dans le même temps asséner la Vérité, sans une parole qui manifeste qu’elle entend la recherche éthique et les drames que vivent nos contemporains !
Ces condamnations issues d’une position dogmatique risquent de rendre inaudible le message des Évangiles, dont la vocation et la responsabilité est de s’adresser à l’humanité entière.

Photo By Dag Heinrichowski On Unsplash
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Quelles paroles est-il rapporté de Jésus dans les Évangiles sur cette question ?

Jésus ne dit jamais que le mariage a pour but la fécondité et ne rappelle jamais l’expression « Croissez et multipliez-vous », du moins dans les propos rapportés par les évangélistes. Il ne parle pas de loi naturelle. Il parle par contre beaucoup de fécondité, mais de celle qui donne la Vie en abondance à qui croit en Lui et en son message.
Il est tout à fait possible que Jésus, qui fréquentait entre autres les prostituées (une manière de gagner sa vie pour les femmes isolées, et peut-être devaient-elles avorter parfois en cachette), ait considéré qu’il n’avait pas à donner précisément de loi générale culpabilisante à ce sujet. L’Évangile aurait pu rappeler des prescriptions juives qui l’interdisaient ; il ne l’a pas fait.

L’esprit de l’Évangile nous appelle à la vie, à la générosité, à l’amour, mais ces termes ont des mises en pratique différentes selon chaque personne, chaque culture, et bien souvent c’est nous-mêmes qui seuls pouvons en juger. L’Église en revanche nous semble devoir tous nous appeler à la prise de conscience, nous inciter au discernement, à la réflexion. Alors, l’Église « officielle » peut-elle promulguer une loi générale et universelle à ce sujet, alors que l’Évangile montre très clairement comment Jésus évite toute loi générale et incite à un discernement intérieur pour savoir ce qui est pour chacun bien ou mal, juste ou injuste, péché ou pas, faute ou pas ?
Un pari difficile à gérer pour que le souci pastoral et la doctrine deviennent complémentaires et en cohérence : il exige de savoir prendre recul avec « l’air du temps » qui peut conduire à la facilité, sans s’arroger le droit de définir ce que doit être le comportement de l’homme, pour s’inscrire dans ce que Dieu attend de lui. Ne faut-il pas tenir compte des contextes historiques, conduisant souvent à réécrire ce qui nous parait essentiel, pour le rendre crédible et ajusté à nos interrogations de croyant participant à l’évolution de notre société ?
L’écoute des chrétiens affrontés concrètement à l’IVG (la question s’est posée pour eux ou pour des très proches) peut apporter un début de réponse, pour que s’installe cette complémentarité, qui ne peut se vivre que dans la tension.

Ces questions ne nous paraissent pas définitivement tranchées et montrent la difficile cohérence entre une doctrine, construite au fil du temps, et la réflexion contemporaine que François exprime dans Amoris Laetitia : « Nous sommes appelés à former les consciences mais non à prétendre nous substituer à elles ».

Un travail collectif de l’Atelier familles et société de Saint-Merry Hors-les-Murs

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Simone Veil, Photo de Bogaerts, Rob / Anefo sur Wikkimedia Commons

Un retour sur l’histoire qui conduit à l’inscription de l’IVG dans la Constitution

Le 8 mars 2024, la liberté qui garantit aux femmes le droit de recourir à l’interruption volontaire de grossesse est inscrite dans la Constitution. Cette décision a été votée à l’immense majorité de l’Assemblée de la République, composée des élus des citoyens français, hommes et femmes, religieux, agnostiques ou athées. Certes, les modalités de cette liberté restent encore à aménager, mais l’inscription a une forte portée symbolique car elle interdit à l’avenir la remise en cause de cette liberté par la loi, et reconnaît enfin à la femme le droit de disposer de son corps.
Cependant l’Église de France, appuyée par le Vatican, manifesta violemment son opposition  et appela les chrétiens à protester par le jeûne et la prière.
Avant de nous interroger sur la position catholique, reprenons brièvement l’histoire de cette longue lutte des femmes, jalonnée de tant de souffrances et de tragédies, contre l’interdiction d’avorter.

Pratiqué depuis la plus haute antiquité, l’avortement fait partout l’objet d’un interdit destiné à laisser aux hommes la maîtrise de la procréation. En France, déjà proscrit par l’Église, il est condamné par l’édit de 1556, puis par le code Napoléon en 1810 qui sanctionne fortement celles qui le pratiquent et leurs aides. Après la saignée de la guerre de 1914-1918, l’État renforce dès 1920 la politique nataliste en interdisant l’avortement et toute publicité anticonceptionnelle.  La loi de 1923 aggrave la répression judiciaire. L’avortement est un délit passible de la cour d’assises.
Finalement Vichy durcira encore l’arsenal législatif par la loi de 1942, supprimée à la Libération ; deux femmes ayant contribué à des avortements subiront la décapitation (cf le film Une affaire de femmes de Claude Chabrol, 1988)

Mais la société se transforma, les femmes après la seconde guerre mondiale, prirent une place plus importante par l’exercice d’une profession, la science et la médecine progressèrent. Cette conjonction aboutit d’abord à la loi Neuwirth autorisant la pilule contraceptive, qui suscita une violente opposition ecclésiale comme en témoigne en 1968 l’encyclique Humanae Vitae de Paul VI.
Après l’apparition dès 1970 de groupes féministes issus de Mai 1968, le MLF (mouvement de libération des femmes et le MLAC (mouvement pour la liberté de la contraception et de l’avortement) revendiquent la libre disposition par les femmes de leurs corps. Des méthodes abortives plus douces apparaissent, notamment la méthode Karman, qui délivrent les femmes des affres des avortements douloureux et mutilants. 343 femmes célèbres proclament, par un manifeste dans le Nouvel Observateur en 1971, avoir avorté. Puis le procès de Bobigny, où une jeune fille violée est jugée avec celles qui l’ont aidée à avorter, est l’occasion de grandes manifestations féministes et d’une plaidoirie victorieuse de Gisèle Halimi, qui transforme la défense de l’accusée en lutte contre l’oppression des femmes.

En novembre 1974, la ministre de la Santé, Simone Veil, fait promulguer par une assemblée – essentiellement masculine – la dépénalisation de l’avortement ; elle fait voter une loi encore restrictive qui accorde aux femmes la possibilité de mettre fin à une grossesse non désirée.  Le débat a été tumultueux, violent : Simone Veil, rescapée d’Auschwitz, est assimilée par certains aux exterminateurs nazis. L’Église réaffirme obstinément son opposition en proclamant le caractère sacré de la vie.
Finalement, la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 est adoptée par le Congrès à Versailles. Elle comporte un article unique, qui modifie l’article 34 de la Constitution pour y inscrire que “La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse“. 
Il s’agit d’interdire pour l’avenir toute remise en cause de cette liberté par la loi.

Atelier Familles et société sur proposition de Marie-Laurence.

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