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Le mythe du Déluge, histoire et actualité

Au moment où les inondations se multiplient partout et où les spécialistes du climat nous expliquent que le dérèglement climatique met en danger l’existence même du Vivant sur la planète, il nous a paru intéressant de réfléchir au mythe du Déluge. Cette chronique vous sera présentée en trois épisodes.

Un mythe n’a pas pour fonction de raconter de belles histoires : il rend compte de manière poétique, symbolique, des questionnements fondamentaux de l’humanité sur la vie et la mort, la relation aux autres, à Dieu, à la politique, à l’économie… C’est un vecteur d’interprétation du monde, de schéma de salut, de justification de l’espérance. Le Déluge, effroyable catastrophe à laquelle on survit, est un mythe parmi les plus universels. Sans doute parce que les expériences d’inondations ont pu laisser des traces terribles dans les mémoires, de l’Inde à la Chine, de la Mésopotamie à l’Amérique du sud, on a inlassablement utilisé cette image pour exorciser notamment l’angoisse de la mort. Un mythe, par sa plasticité, est toujours actuel. Pour l’être, il utilise des images simples, susceptibles de résonner diversement dans l’imaginaire et de servir de clef de lecture à des moments différents de l’histoire. Dans le Déluge, l’image clef est l’eau, qui a une symbolique plurielle et ambivalente : elle peut détruire mais aussi purifier, purifier parce qu’elle détruit et qu’on peut alors reconstruire sur de nouvelles bases. Elle est accompagnée d’images secondaires, la montagne, la barque, l’oiseau.

Le mythe de la Genèse puise son inspiration de versions mésopotamiennes. En Mésopotamie, le mythe Déluge, dont on a des traces écrites depuis les années 2100 avant notre ère, nous parvient principalement à travers deux œuvres majeures: le mythe babylonien d’Atrahasis (dont la mise par écrit semble pouvoir être datée de 1635 avant notre ère) et l’épopée de Gilgamesh, reprise, à la fin du 2ème millénaire, de ces anciennes versions.

Le Monstre Chaos et le Dieu Soleil – Religion mésopotamienne
By editor Austen Henry Layard, drawing by L. Gruner – ‘Monuments of Nineveh, Second Series’ plate 5, Londres, J. Murray, 1853, Domaine public

1-Le mythe d’Atrahasis

Première tablette du manuscrit d’Ipiq-Aya
du Mythe d’Atrahasis vers 1635 av JC,
British Museum, Londres

Le mythe babylonien d’Atrahasis part d’une hypothèse sur l’origine des humains : ils ont été créés pour être au service des dieux. Mais, au fil du temps, ils se sont révélés de mauvais serviteurs : leur activité industrieuse est source de vacarme ; cette pollution par le bruit, cette agitation insupportent les dieux. Par ailleurs, ils se multiplient et leur grouillement devient dangereux, en tout cas, source de nuisance. Les dieux décident donc de les supprimer. Mais l’un d’eux, Enki, le créateur de l’humanité, avertit secrètement en songe le souverain Atrahasis (le « Très Sage ») qu’il veut sauver. Il lui conseille de se construire un bateau, dont il lui indique le plan en forme de cube, allégorie du cosmos : il s’agit de refaire un monde nouveau. Il y a urgence : il n’a que 7 jours devant lui. Atrahasis s’exécute, bien triste néanmoins de ne pas pouvoir informer son peuple du malheur à venir et le sauver avec lui. Au moment décisif, il convoque tout le monde pour un grand banquet. La pluie tombe. Le souverain coupe les amarres et sauve sa vie pendant que les autres humains sont engloutis. Les déesses Mami, sage-femme des dieux, et Nintou, déesse-mère, reprochent amèrement aux dieux d’avoir détruit l’humanité, pour laquelle elles avaient tant travaillé. Les dieux eux-mêmes s’en veulent de s’être privés des sacrifices qui les nourrissaient. Après un vif débat, Enlil accepte le principe d’un nouveau départ de la race humaine à partir d’Atrahasis et de son épouse, mais avec l’obligation d’une limitation de la population: certaines femmes seront stériles, d’autres se voueront rituellement à la chasteté et il y aura une forte mortalité infantile.

Le mythe babylonien a des significations complexes, répondant à des questions religieuses (la relation de l’humanité au divin), politiques (quels sont le statut et la fonction d’un souverain ?), anthropologiques (pourquoi la mort des enfants ? Pourquoi la stérilité de certains couples ?), mais aussi démographiques et économiques : que faire pour que la société ne s’appauvrisse pas du fait de l’essor démographique ?

2-Le mythe de Gilgamesh

Enkidu et Gilgamesh
Photo Creative Commons LDD

Gilgamesh a-t-il régné au 3ème millénaire, aux alentours de 2650 avant notre ère ? En tout cas, à partir de cette figure héroïque, sont nés des cycles légendaires qui ont pris forme quelque mille ans plus tard, et dont une partie a été mise par écrit sans doute dans les années 1200 avant notre ère. Ils parlent de la condition humaine, de ses limites, de l’apprentissage de la sagesse… À l’intérieur de ces cycles se trouve le récit du Déluge, repris à des traditions plus anciennes, dont celui d’Atrahasis, inséré dans un contexte différent et donc légèrement retravaillé : cela fait partie des procédés d’écriture de l’Antiquité que de reprendre un texte ancien, de le remodeler, le repenser, l’adapter.

Le Dieu Ea en Akkadien, Assyrien et Babylonien, Dieu des eaux souterraines, de la sagesse et des techniques

Gilgamesh, hanté par la question de la mort, rencontre au bout du monde un certain Outa-Napishtim, seul survivant du Déluge. Outa-Napishtim lui raconte son histoire. Le récit est donc fait à la première personne, ce qui accentue son effet dramatique et oblige le lecteur à se sentir concerné. Le récit commence de manière abrupte avec l’avertissement de la catastrophe imminente qu’un des dieux, Ea, fait parvenir au souverain, Outa-Napishtim, avec lequel il est lié : il s’agit plus que jamais dans ce récit de signifier les liens étroits qui unissent le pouvoir et le monde des dieux. Outa-Napishtim, averti en songe par Ea, comprend qu’il doit se construire un bateau. Ea lui suggère d’expliquer, par un mensonge, à la population qu’il s’agit d’un bateau votif destiné au dieu. Toute la population est mise à contribution pour cette construction. Le texte se transforme alors en un récit de construction royale. Outa-Napishtim remplit le bateau de tous ses biens : le récit suit le schéma littéraire des inventaires des richesses des maisons royales, énumérant la liste des métaux précieux, de la famille, des animaux domestiques et sauvages, des artisans spécialisés etc… Le récit est donc aussi une occasion de célébrer l’ampleur et l’inviolabilité des possessions royales.

Déesse Ishtar – terre cuite – entre 2004 et 1595 av JC – trouvée à Eshnunna – Musée du Louvre – Paris


Le Déluge dure sept jours et sept nuits. Même les dieux sont épouvantés par le déchaînement des forces naturelles qu’ils ne maîtrisent plus, et viennent se réfugier au plus haut des cieux, « pelotonnés comme des chiens » devant le palais du dieu Anou, tandis que les déesses Ishtar et Belet-ili se lamentent. L’embarcation échoue aux flancs du mont Niçir. Elle y reste 6 jours. « Lorsqu’arrive le septième jour, je pris une colombe et la lâchai. La colombe s’en fut, puis revint. N’ayant rien vu où se poser, elle s’en est retournée. …Puis, je pris un corbeau et le lâchai : le corbeau s’en fut, mais ayant trouvé que les eaux s’étaient retirées, il picora, croassa, s’ébroua, mais ne s’en revint plus. Alors je dispersai tout aux quatre vents et j’offris un sacrifice ». Le premier geste Outa-Napishtim est d’offrir un sacrifice aux dieux, qui viennent se rassembler tout autour de lui « comme des mouches ».

Le dieu Enlil entre en fureur en voyant qu’un humain a survécu. Mais Ea se justifie, lui reprochant d’avoir choisi des moyens disproportionnés pour punir les hommes et de ne pas avoir prévu les conséquences de ses actes. Il explique, qu’au contraire, on doit le féliciter d’avoir sauvé au moins un être humain, qui pourra continuer d’entretenir les dieux. Enlil, pour se faire pardonner, accorde à Outa-Napishtim l’immortalité dans une résidence éternelle à l’embouchure des fleuves.

Par rapport à son modèle, le récit de Gilgamesh paraît réducteur, ce qui est d’ailleurs le principe de toute copie : il est plus court, plus pessimiste aussi, puisqu’il ne parle pas des causes de la punition. Elle apparaît comme le résultat inexplicable de la volonté divine, et donc une injustice. L’humanité doit se résoudre à accepter la mort. Seul le souverain est sauvé. Il abandonne sa condition humaine et devient immortel.

Les mythes mésopotamiens établissent le schéma d’une relation à Dieu fondée sur la crainte de la colère. Ils justifient la nécessité et l’efficacité des rites sacrificiels, les liens très étroits de l’élite au pouvoir avec les dieux, le caractère d’exception de la personne royale, qui échappe à la mort.

Dans un prochain « épisode », nous verrons le mythe du Déluge dans la Genèse
et les transformations opérées par rapport à ces deux premières versions.

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Colette Deremble

Colette Deremble est agrégée de lettres classiques, licenciée en théologie, docteur en art et archéologie (EHESS, 1989). Chargée de recherches au CNRS (en 1988). Professeur émérite à Paris X (en 1994). Autrice de nombreux livres dont « Jésus selon Matthieu. Héritages et rupture » (avec Jean-Paul Deremble), éditions Lethielleux, 2017.

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