Quelle image nous faisons-nous de l’Église ? Et parmi toutes ses facettes, sommes-nous toujours conscients de son extrême diversité culturelle ? Jean-Claude Thomas nous emmène en Afrique, en Asie et en Amérique Latine, pour rencontrer cette réalité incontournable.
Alors que nous venons de dire adieu à un pape venu d’Amérique Latine, après douze années marquées par Laudato Si‘ et Fratelli Tutti et des déplacements à l’autre bout du monde, alors que nous accueillons un autre pape, Américano-Péruvien, élu par 133 cardinaux issus de 70 pays différents, je me pose une question : quelle image nous vient à l’esprit quand nous parlons de « l’Église » ? Certes, pour beaucoup, ces derniers jours, l’image qui prime est celle de la place Saint-Pierre, avec ses multitudes de fidèles guettant la fumée blanche, son architecture solennelle, son faste et ses défilés de soutanes qui, parfois – excusez mon irrespect – me font penser aux scènes mémorables de Fellini Roma.
Quelle Église ?
Nous-mêmes, quelle image nous vient d’abord à l’esprit quand nous en parlons ou que nous en entendons parler ? À qui, à quoi pensons-nous ? Nous avons le sentiment de tous parler de la même chose. Mais je suis frappé par l’extrême diversité de que ce mot recouvre. Cela dépend tellement de l’histoire de chacun, non seulement des convictions et des engagements, mais aussi des distances, des ruptures, des proximités et des découvertes.
De quoi parlons-nous ? D’une institution vieille de 2 000 ans avec son organisation et ses cadres, comme on l’entend dire sur Radio Notre-Dame ? D’un réseau international de communautés vivant dans des contextes différents, avec des histoires diverses et contrastées ? D’un ensemble de paroisses où s’exerce une activité cultuelle, sous la houlette d’un prêtre ? D’un « hôpital de campagne » comme le disait le pape François ? Ou d’une réalité un peu évanescente, sainte et porteuse du salut du monde ?
Quand je me pose la question, l’image qui me vient à l’esprit est une image multiple et très colorée. Pourquoi ? Parce que, tout parisien que je suis, j’ai eu la chance de partir souvent à la rencontre de communautés lointaines, de tisser avec elles, depuis Paris d’abord en allant vers elles , de forts liens de solidarité et de partage. Elles m’ont fait découvrir d’autres visages de l’Église et d’autres manières de vivre l’Évangile. Trois exemples me viennent à l’esprit, en Afrique, en Asie et en Amérique Latine.
En Afrique
Je repense souvent à un homme que j’ai rencontré à Tokombéré, au Nord du Cameroun. Il s’appelait Simon Mpéké, Baba Simon. Il avait été un des cinq premiers prêtres africains de son pays. Après avoir vécu au milieu des chrétiens du Sud, et avoir été curé de la cathédrale de Douala, il avait choisi d’aller vivre parmi les paysans du Nord, les Kirdis, encore largement animistes. Nous avons évoqué un ami commun, Christian Aurenche, rencontré au séminaire. J’ai prononcé ce mot et je l’entends encore dire :
« Qu’est-ce que j’ai appris au séminaire ?
À marcher avec des chaussures et à manger avec une fourchette !
Et ensuite il m’a fallu 25 ans pour me mettre à marcher pieds nus
et manger avec mes doigts. »

Pendant ces vingt-cinq ans il a parcouru pieds nus, inlassablement, les petites montagnes arides de cette région, partageant la vie frugale des différentes ethnies accrochées à leur terre et à leurs traditions. C’était la condition d’une rencontre véritable avec les hommes et les femmes qui vivaient là et avec le monde qu’ils portaient en eux.
Il racontait : « Un an après mon arrivée, j’ai été tenté de repartir. Je me disais : je suis en train de perturber leur système d’union à Dieu. Car ils croient en Dieu, même si leur sacrifice n’est pas semblable au mien ». Il est resté pour aller au bout de cette rencontre entre son sacrifice et le leur. Avec une conviction qu’il exprimait avec des mots très simples. Il disait souvent : « Jésus-Christ, c’est l’Homme, c’est l’homme debout ! ».
Pendant des années, il n’a baptisé personne, attendant de voir mûrir les fruits de ce nouveau dialogue. Quel lien pouvait se créer entre leur monde et l’Évangile ? Comment celui-ci pouvait-il être porteur d’un plus de vie, de sens et d’avenir ?
Je suis retourné plusieurs fois à Tokombéré, J’y étais, un an après sa mort, lors d’une grande célébration à sa mémoire. Nous étions des centaines, peut-être des milliers, venus de toute la région et parlant des langues différentes. Les prêtres des religions traditionnelles, qu’on appelle là-bas « les grands prêtres », étaient descendus de leurs montagnes pour honorer celui qui, au fil des années était devenu leur ami. Ils se sont adressés à ceux qu’ils nommaient « les fils de Baba Simon ». Ils leur ont dit :
« Il faut que Baba Simon continue à marcher dans nos montagnes.
Pour nous, il n’est pas mort, mais maintenant c’est vous qui êtes ses jambes
et sa voix. Nous avons besoin de vous.
En effet, il y a longtemps, Dieu a parlé à nos pères mais ensuite le ciel s’est fermé. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une autre parole, celle de Baba Simon et la vôtre, surtout les jeunes, car le monde change. »
Beaucoup ont répondu à cet appel, continuant à parcourir ces montagnes, y faisant résonner une parole de liberté inconnue jusque-là. De multiples projets sont nés, touchant la vie communautaire, mais aussi la santé, l’éducation, l’agriculture, la place des jeunes et des femmes. Ainsi s’est ouvert pour beaucoup un avenir neuf.

En Asie
Deux siècles en amont, l’évangélisation de la Corée par des laïcs est un autre exemple fascinant de la rencontre entre l’Évangile et la culture d’un peuple.
Dans les années 1770, des Coréens, insatisfaits de la culture religieuse locale, se sont intéressés aux ouvrages publiés par les Jésuites en Chine. Certains lettrés, en scrutant ces ouvrages, ont pénétré, sans aucune aide des missionnaires étrangers, jusqu’à la présence du Dieu biblique, et ils sont devenus les fondateurs de l’Église en Corée. Ils en sont aussi devenus les premiers martyrs. À cause de leur pratique d’égalité entre les hommes et de leur refus du rite des ancêtres, considérés comme subversifs, ils seront bientôt martyrisés pour leur foi chrétienne. Jusqu’en 1835, ils n’auront aucun prêtre avec eux. L’un d’entre eux, Yi Seung-Hoon qui est allé à Pékin, en revient baptisé. A son retour, il baptise ses amis et ces néophytes commencent à annoncer l’Évangile. Ces chrétiens organisent la communauté et fondent un système pour administrer la vie communautaire, les sacrements, en particulier le baptême et la confession, tout cela dans l’ignorance de la tradition de l’Église. Cette forme d’organisation était opérationnelle comme structure ecclésiale, dans le but de poursuivre l’activité missionnaire. Plusieurs responsables étaient choisis afin de conduire l’assemblée de prière, clandestine mais régulière, qui permettait aux chrétiens « d’écouter la parole de Dieu pour approfondir leur connaissance du mystère du salut, de s’encourager à rester fidèles à la voie du Seigneur […] ». C’est seulement en 1795, au bout de vingt ans, qu’un prêtre chinois, Jou Moun-Mo, arrive à Séoul, mais il ne reste que six ans auprès des chrétiens.
En 1831, l’Église de Corée est érigée en vicariat apostolique et confiée aux Missions Étrangères de Paris, mais c’est seulement à partir de l’année 1835 qu’elle accueille ses premiers prêtres. Durant ces longues périodes, ce sont des laïcs qui vont assumer la vie communautaire et la transmission de la foi.
En Amérique Latine
Plus proche de nous, en Amérique Latine, c’est encore un autre visage de l’Église qui est apparu. À partir des années 1960, à l’occasion du Concile Vatican II et à l’instigation d’hommes comme Don Helder Camara, le fait de prendre conscience de la spécificité d’une Église plongée au cœur d’une réalité sociale profondément marquée par la pauvreté a amené,, en même temps que la naissance de la théologie de la libération, l’éclosion de multiples communautés nouvelles, souvent à l’initiative des laïcs : se retrouver à quelques-uns, dans son village ou son quartier pour lire ensemble la Bible, s’en imprégner, découvrir les liens qu’elle a avec ce que l’on vit quotidiennement, y trouver une nouvelle capacité d’initiative et de liberté, ces « communautés de base » ont changé le visage des Églises. Elles ont rendu l’Évangile présent au cœur de la vie locale, là où parfois, on ne voit un prêtre qu’une ou deux fois par an. Au Brésil par exemple (où leur nombre a dépassé les 100 000) ces communautés ont permis l’éclosion d’une génération de responsables laïcs présents dans tous les secteurs de la vie du pays.
De multiples témoignages montrent que, malgré les difficultés rencontrées et le coup de frein dû à Jean-Paul II, le chemin amorcé depuis plus de soixante ans s’est poursuivi. Malgré les retours en arrière, malgré la solitude de ceux qui luttent, il y a, en Amérique Latine, une Église vivante dont la réalité quotidienne a des traits prophétiques :
- une Église qui met la Bible entre les mains des pauvres
- une Église qui vit une dimension communautaire très forte
- une Église où les laïcs prennent la parole
- une Église qui assume la religiosité populaire
- une Église qui vit la dimension chaleureuse et très incarnée de la foi
Un de ceux qui y ont beaucoup contribué, Don Enrique Alvear, évêque des quartiers populaires de Santiago au Chili, disait :
« L’Église que j’aime ?
Peu de cathédrales avec leurs chœurs et leurs ors, beaucoup de chapelles de bois et de terre.
Peu de lettrés calculateurs et prudents. Beaucoup de gens simples qui savent ce qu’est la foi et l’espérance.
Peu de pouvoir pour les pharisiens et les prêtres qui font carrière. Beaucoup de service humble envers les frères plus petits.
Peu de place pour la peur d’un Dieu qui châtie et fait mourir. Beaucoup de respect envers le Dieu de l’amour et de la vie.
Peu, chaque fois moins. Beaucoup, chaque fois plus. »

L’Église d’aujourd’hui et demain
Nous avons eu, pendant quinze ans, un pape issu de ce continent où l’Église a souvent un autre visage que celui que nous connaissons en Europe. Est-ce-que cela a changé notre vision de l’Église ? Je crains que l’image que nous en avons demeure très européocentriste alors que c’est sur d’autres continents que vivent aujourd’hui 75 % des catholiques. L’Amérique, du nord du Canada au sud du Chili, en regroupe à elle seule près de 50 %. En Asie, notamment aux Philippines et en Inde, l’Église côtoie partout l’Islam, le bouddhisme et l’hindouisme ce qui amène des frictions et des affrontements parfois sanglants, mais aussi des interactions multiples. En Afrique, qui compte aujourd’hui, nous dit-on, 170 millions de catholiques, beaucoup s’interrogent sur ce que peut être « un christianisme africain » et le visage qu’il peut prendre sur ce continent, qui reste profondément marqué par cette sorte d’Ancien Testament que sont les religions traditionnelles.
Avons-nous suffisamment conscience de cette réalité : l’Église, dans sa très grande majorité, n’est pas à notre image. Elle est composée, pour l’essentiel, d’habitants de quartiers périphériques des villes et de paysans de ces trois continents, confrontés souvent à des problèmes· de survie quotidienne. Que vivent aujourd’hui ces hommes et ces femmes qui sont nos frères ? Quelle vision ont-ils des drames et des espérances qui marquent l’histoire, récente ou ancienne ? Qu’est-ce que cela représente pour eux d’être chrétiens ? Comment conçoivent-ils leur place dans le monde et leur relation avec nous ? De qui parlons-nous quand nous disons « l’Église » ? Il faudrait parfois resituer les débats qui sont les nôtres sur cet arrière-fond, dans une communion plus consciente avec ces « ailleurs ».
D’autant que, plus encore peut-être que dans le passé, cette Église d’ailleurs a besoin du soutien des chrétiens des autres continents. Au moment où des murs ont tendance à s’élever entre – et souvent à l’intérieur même – des peuples, nous sommes invités à une communion plus vaste, à une vision plus large de la diversité de l’Église et à une solidarité renouvelée, source d’espérance et d’inventivité pour tous ceux qui cherchent, partout dans le monde, à faire vivre une Église à visage d’Évangile.
Voilà en quels termes Joseph Moingt définissait l’enjeu qui nous est commun aujourd’hui et la place qui doit être celle des laïcs dans ce nouveau visage d’Église :
« Donner un témoignage d’Évangile accessible à notre monde, tel qu’il est.
Joseph Moingt, conférence, Blois, 24 Septembre 2010
Cela exige que tous les baptisés se sentent collectivement responsables de l’Évangile confié à la garde et à la parole de l’Église et réclame en conséquence que l’organisation interne de l’Église, de ses structures administratives et de ses services et ministères, soit pleinement adaptée à cette mission collective qui incombe, en fin de compte, au laïcat engagé dans la vie et les affaires de ce monde…
Rêverie, crédulité aveugle, ou optimisme béat ?
Rien d’autre qu’une tremblante espérance. »
passionnant et dynamisant !!
quel témoignage percutant sur l’Eglise aux antipodes
et quelles remises en question sur nos immobilismes…