Bonne mort comme on dit bonne route ou bonne fête ?
À l’occasion des débats législatifs sur la fin de vie, l’expression – traduction grecque d’euthanasie – est réapparue dans plusieurs articles de presse afin de tenter d’en préciser les contours et de s’interroger sur les conséquences de la législation future. Pour d’aucuns, la possibilité d’écourter des souffrances intolérables participera incontestablement de la bonne mort. Pour d’autres, cette manière d’abréger la vie ou parfois ce qu’il en reste, ne sera jamais bonne. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le débat et moins encore de distinguer doctement une « bonne » mort d’une « belle » mort. Expression bizarre qui généralement s’apparente aux disparitions brutales, inattendues à propos desquelles le ou la décédé(e) n’a éprouvé ni souffrance ni conscience de disparaître. Mourir dans son sommeil, le pied ! On évoquera plutôt, dans ce qui suit, la dimension historique de la bonne mort, marquée par une empreinte religieuse prégnante, et longtemps plus catholique que protestante.

Maître E.S. ~1450, L’art de bien mourir :
4e tentation la vanité

« Pensez-y -bien ! ». Telle fut l’injonction insistante formulée par les gens d’Église au moins depuis le XIVe siècle, faisant de la mort l’un des thèmes traumatisants de la pastorale de la peur [1]Jean Delumeau : Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1983 qui décrivait ouvertement les terribles épreuves de la damnation éternelle promise à la quasi-totalité de l’humanité que même l’existence d’un purgatoire de plus en plus infernalisé ne viendrait que rarement adoucir. En conséquence, face à ces souffrances futures, il convenait de se préparer sérieusement au grand passage. Des Ars moriendi du XVe siècle à l’Arte di ben morire du XVIIe siècle, les publications à cet effet se multiplièrent jusqu’à devenir une rubrique primordiale de l’édition religieuse. Si, durant des siècles, l’objectif resta le même, les moyens d’y parvenir différèrent. À partir des années 1620-1650, il ne s’agissait plus de mettre l’accent sur les tentations qui surgissent lors de l’agonie. Même si les auteurs de l’époque classique continuaient d’insister sur l’importance des derniers moments, ils pressaient désormais les catholiques à engager une longue préparation, tout au long de leur vie, sermons et cantiques en soutien récurrent.

Vanité Nature morte – par Le Guerchin 17e s.

Mais deux tendances se firent jour pour y parvenir. Celle qui continuait de cultiver une pastorale terroriste à l’exemple de l’ouvrage de l’oratorien Antoine Yvan, La trompette du ciel qui éveille les pécheurs et les incite à se convertir (1661) ; celle des partisans d’une méthode où la mort est présentée moins effrayante que douce comme dans Les saints désirs de la mort (1673) du père Lallement. Néanmoins, même dans cette optique, la peur n’était jamais loin. « Je crains, écrit le père Jean Crasset au même moment, cette durée éternelle, bonne ou mauvaise qui je ne puis éviter et qui me fera entrer dans cette maison d’éternité. Je crains ce dernier jour qui sera le dernier de mes jours et le premier d’un bonheur ou d’un malheur éternel ». Il convenait donc de s’habituer à l’évènement terminal jusqu’à l’intégrer à sa propre vie à travers de longues méditations sur les signes du macabre, le tombeau, le squelette, le crâne, devenant à cet effet des sujets picturaux. Mais aussi d’assister les mourants, de participer à des confréries d’agonisants, notamment celles qui prenaient en charge les condamnés à mort. Toutefois pour certains, la voie la plus sûre était de mépriser d’emblée la vie et le monde en référence appuyée à des textes d’Augustin, de Cyprien ou de Jérôme. Car si la mort est la pire des punitions, elle demeure hautement désirable puisqu’elle délivre enfin le pécheur de la vallée de larmes. Au milieu du XVIIIe siècle, le titre d’un sermon du curé Réguis l’illustre clairement : « Qu’est-ce que la mort après tout ? La fin de mille misères ». Malgré ces exercices proposés sur la longue durée, c’est pourtant l’heure du trépas qui reste essentielle. Elle est l’instant d’un accompagnement spirituel et sacramentel indispensable, celui d’une intense invocation à saint Joseph, peu à peu devenu à partir du XVIe siècle le patron de la bonne mort, lui dont on pensait qu’il s’était éteint entouré de la sollicitude infinie de Marie et de Jésus. Pour autant, la repentance ultime, le recours aux anges gardiens ou à l’intercession du père du Seigneur pouvaient-ils tout racheter ? Le père Jacques Bridaine, célèbre prédicateur du milieu du XVIIIe siècle, ne le pense pas : « Et moi je vous dis avec saint Augustin que ceux qui meurent comme des saints meurent la plupart comme des réprouvés. Ô hommes ignorants […] si vous saviez ce qui s’est passé dans le cœur de ces prétendus pénitents, vous verriez bien que cette mort que vous appelez si sainte, si chrétienne n’est au fond qu’une mort funeste et malheureuse. Vous verriez que ce sont d’abominables Judas qui restituent les deniers mais dont l’éternelle damnation n’est pas pour cela moins certaine ni moins infaillible ».

De quoi décourager les mieux intentionnés jusqu’aux ouvriers de la onzième heure ! De quoi tourner le dos à cette approche interprétative du christianisme où se trouvait probablement tapie la crainte qu’éprouvaient eux-mêmes les gens d’Église. De quoi désespérer le chrétien de la miséricorde infinie de Dieu. De quoi douter de la conversion toujours possible et sincère de tout individu. De quoi, sombre héritage assumé ou non, être tenté d’évacuer vainement de nos vies la mort et ses suites. Sans pour autant ne pas être en quête d’une « bonne mort » dont le sens et la réalité résonnent désormais différemment pour chacun de nous.

G. de La Tour, Madeleine à la veilleuse, 1640-45, Louvre Lens

Notes

Notes
1 Jean Delumeau : Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1983
Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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