Peut-être, cet été, ferez-vous partie des 60 % de Français qui prendront des vacances ? Et, parmi ces heureux, peut-être choisirez-vous de séjourner en bord de mer comme plus de la moitié des estivants ? C’est dire la densité des littoraux de l’hexagone durant deux longs mois et plus encore du côté de Juan-les-Pins ou d’Antibes que de Blériot-Plage. Toutefois, même si la Méditerranée devient momentanément surpeuplée en continuant d’attirer la moitié des vacanciers, la Bretagne gagne des points jusqu’à représenter 40 % des destinations balnéaires en 2020. Or ce tropisme littoral et cette répartition géographique actuels résultent d’une histoire longue et un peu à rebours de ce que l’on imagine parfois.
En effet, c’est seulement au début du XVIIIe siècle que les catégories aisées de l’Europe occidentale ont éprouvé ce qu’Alain Corbin a magnifiquement nommé « le désir de rivage ». Hormis la saisie des paysages tempétueux ou le frisson de la découverte de populations « sauvages », cette attraction était surtout thérapeutique avant d’être ludique. Les médecins d’alors, Floyer en tête, auteur de l’Histoire des bains froids (1701), préconisaient de plus en plus la baignade revigorante, « le bain médicinal » selon les termes de l’un de ses promoteurs, le docteur Richard Russell vers 1750. Il s’agissait de donner aux corps comme aux esprits la possibilité de recouvrer de l’énergie, de soigner le surmenage, d’éviter l’étiolement et même de juguler la nymphomanie. Pour ce faire, point de natation mais « un bain à la nage », cher au docteur Maret, pour affronter à la fois la violence du flot et s’inscrire dans une sorte de démarche spirituelle en s’intégrant totalement à la Création et au pouvoir de la nature océane, symbole évident d’une éternité saisissante offerte au regard.
Tel était l’objectif des stations balnéaires qui se développèrent d’abord dans le sud de l’Angleterre dès le milieu du XVIIIe siècle (Brighton en tête puis Folkestone et Bornemouth), en Baltique autour de 1800 et sur les côtes de la Manche avec Boulogne-sur-Mer et Dieppe sous la Restauration. Toutes ces villes obéissaient aux mêmes caractéristiques : la salinité et l’agitation d’une eau à l’indispensable fraîcheur (de 12 à 14 degrés) pour une série de trente à quarante bains durant le séjour.
Toutefois, cette mode du froid commença à décliner après 1850 lorsque d’autres médecins estimèrent que les bains chauds avaient leurs qualités propres et s’avéraient largement aussi utiles pour la santé, notamment grâce à la dilatation des pores propre à la purgation. Dès lors les anciennes stations hivernales, Menton, Cannes, Arcachon, purent devenir des lieux de villégiature estivale. Les plages de galets, les mers froides enlacées par les ciels gris se trouvèrent ainsi fortement concurrencées par les espaces sableux, la douceur du climat et la chaleur de l’onde. Le rapport à la mer connut alors un ensemble de ruptures importantes qui dessinèrent lentement la relation qu’aujourd’hui nous entretenons avec elle. On passait effectivement de l’immersion médicale au plaisir des sens grâce au bain non imposé. La micro-société éphémère des rivages n’était plus soumise au rythme de la cure, le soleil participait de plus en plus largement à la transformation halée des corps qui se dénudaient peu à peu. N’étant plus ici destinés à être guéris, ils étaient là pour être regardés dans « une mise en scène » de l’apparence (André Rauch) dont la plage était devenue le théâtre le temps d’un été. La démocratisation progressive de la pratique océane ne fit qu’accentuer ces tendances tout au long du XXe siècle et plus encore après les années 1960.
Alors si, durant cet été, vous vous baignez dans une mer dont la température n’excède pas 17° dont le rivage est balayé par un vent de noroît, pensez d’abord que vous faites œuvre utile pour votre corps et surtout, nagez, nagez pour ne pas avoir froid !