Un bleu outremer qui happe tout de suite le regard du spectateur. C’est ce bleu hautement spirituel dont Laurent de La Hyre revêt Jésus dans son « Noli me tangere » de 1656, expression d’une mystique qui a dû paraître trop abstraite en son temps, mais qui nous touche au plus profond de nous-mêmes. La chronique de Pierre Sesmat du 16 mai 2020.
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Ni stigmates de la crucifixion ni bêche du jardinier, mais seulement un vêtement d’un bleu intense, un bleu outremer profond qui happe tout de suite le regard du spectateur et fait sourdre en lui — en moi, en tout cas — une fascination émue qu’aucune autre couleur ne peut produire, un sentiment d’infini comme celui qu’on ressent devant un Monochrome IKB d’Yves Klein. Un bleu fait de lapis-lazuli broyé selon les techniques héritées des peintres italiens du XIVe siècle, si précieux alors qu’on le réservait au seul vêtement de la Vierge et qui connut un renouveau chez les peintres qui, comme Philippe de Champaigne ou Eustache Le Sueur, fréquentèrent les milieux mystiques français du XVIIe siècle. C’est ce bleu hautement spirituel — cette « couleur morale » comme dit Michel Pastoureau — dont Laurent de La Hyre (1606-1656) revêt Jésus et qui suffit pour identifier le corps du Ressuscité. Absolument rien à voir avec les Noli me tangere des peintres flamands où le Christ, dûment déguisé en jardinier, est encombré de légumes de toute sorte.
Marie-Madeleine tend ses bras vers lui : « Rabbouni ! ». Mais lui, sans s’écarter, d’un geste, le bras tendu, arrête son élan : « Ne me touche pas ». Et même sans doute : « Ne me regarde pas ! ». En effet, de sa main, il semble voiler le regard de la Madeleine. Double interdit de Jésus qui, ajouté au bleu mystique de son vêtement, le rendrait en fait inaccessible, insaisissable ? Étonnante et rare interprétation alors que, dans les récits de la Résurrection, les sens même les plus communs — voir, toucher et manger notamment — sont fréquemment sollicités comme vecteurs d’authentification de la réalité corporelle du Ressuscité.
Où Laurent de La Hyre, qui peint là son dernier tableau, a-t-il pu puiser son inspiration ? Sans doute chez ses commanditaires : les chartreux de la Grande Chartreuse qui le réservèrent, avec son pendant L’apparition aux disciples d’Emmaüs, à leur seule contemplation dans leur chapelle. Pour ceux de Paris, à la chartreuse de Vauvert près du Luxembourg, Eustache Le Sueur peignit en 1651 un tableau sur le même thème, avec un geste similaire de Jésus, mais plus grandiloquent. Au début du XVIIe siècle, les chartreux jouèrent un grand rôle dans la promotion de la Réforme catholique et dans l’épanouissement en France du formidable mouvement mystique qui l’accompagna et où se croisaient la « perfection de l’Amour » de Thérèse d’Avila et « l’anéantissement en Dieu » de la mystique rhénane. Pour réaliser la fusion avec Dieu, but de toute expérience mystique et notamment de la vie solitaire et contemplative des chartreux, les sens étaient corrupteurs et l’âme devait rejeter tout le créé et même dépasser l’humanité du Christ.
Mystique « abstraite » et sans doute trop élitiste qui échoua à toucher le commun des chrétiens. En effet elle heurtait de plein fouet une de leurs aspirations les plus répandues et les plus fortes : l’ardent désir de « voir Dieu » qui, de l’invention de l’élévation de l’hostie au début du XIIIe siècle au retour en force de l’adoration du Saint-Sacrement depuis une vingtaine d’années, parcourt toute l’histoire du catholicisme autour de la question de la Présence réelle. Réelle mais que le désir de voir risque de « chosifier ». Réelle mais mystérieuse. Et c’est sans doute ce sur quoi La Hyre, et les chartreux avec lui, veut insister en peignant, juste dans le prolongement du geste du Christ — peu de peintres l’avaient fait depuis Giotto — une image du tombeau vide : une tache lumineuse où un ange assis à droite et un peu interloqué vient de dire : « Il n’est pas ici… Il vous précède en Galilée ». Il n’est pas là où vous croyez. Il vous précède ailleurs.