Faire monde : ce titre n’est pas du “bon français“. Révélateur ?
Le “bouche-à-oreille“ le serine : on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
La loi immigration du 26 janvier 2024 est passée à l’acte. Révélateur ?

Petite fille née juste après la guerre, je ne pouvais pas donner la main à ma grand-mère ni même marcher à son côté pendant les vacances en Bretagne : les Bretons lui lançaient des pierres ; elle était allemande.
Petite fille en vacances dans ma famille canadienne, je pensais qu’à part moi et mes cousins, un peu français quand même, les enfants de ce pays étaient mal faits, car les manèges affichaient : interdits aux enfants de moins de trois pieds.
J’ai grandi et vieilli mais c’est de là que je parle.

Une loi pour “contrôler l’immigration et améliorer l’intégration“

Soumettre à un contrôle, surveiller, maîtriser. On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Intégrer, incorporer… assimiler. Au Québec, j’ai vécu au côté de femmes autochtones dont les enfants ont été enlevés et confiés à des familles de Blancs, bons catholiques, pour en faire de « vrais canadiens. ». J’ai des amis des premières nations qui ont subi le système des pensionnats dont le but était d’éduquer les jeunes autochtones et de les assimiler à la société canadienne. Alors, l’intégration…

Outre les mots, il y a les articles de la loi. En voici trois. Trois seulement, alors qu’il faudrait aussi citer l’institution d’un juge unique pour statuer sur les demandes d’asile à la Cour Nationale du Droit d’Asile, l’exigence imposée aux pays d’origine des immigrés de réadmettre leurs ressortissants en situation irrégulière pour délivrer des visas, la levée des protections pour les enfants arrivés en France avant l’âge de treize ans.

  • Pour obtenir une carte de séjour pluriannuelle, il faut obtenir un diplôme de français, après un examen oral et écrit équivalent au niveau demandé aux élèves français de seconde en langue vivante. Judicieux à première vue. Pertinent pour ceux qui n’ont pas côtoyé Saadawi, lui qui a toujours usé des 28 consonnes de l’alphabet arabe et écrit de droite à gauche. Lettré chez lui, le voilà incapable de dessiner un b, un p, un 4 ou un 7. Pertinent pour ceux qui ignorent la difficulté qu’éprouvent Tetiana, Vasyl ou Izolda à passer de l’écriture cyrillique à la nôtre. Comment les jeunes afghanes privées d’école, d’autres qui n’ont pas pu en fréquenter et ignorent ce qu’est un verbe, un nom, une conjugaison, pourraient-elles écrire notre langue au bout de quelques mois ?  C’est en nouant des relations et des amitiés avec les gens d’un pays qu’on apprend leur langue, pas en mettant la charrue avant les bœufs.
  • Les actes d’état civil valides dans les pays de départ doivent être authentifiés. Normal, pense-t-on. Mais certains pays sont dans un tel chaos que leurs ressortissants ne peuvent obtenir ni visas, ni extraits d’actes de naissance. Bien des étrangers rencontrent d’énormes difficultés pour justifier de leur état civil. Ceux qui ne se sont pas noyés dans la mer, se noient dans les démarches administratives. Mohammed confie : « On nous appelle des “sans-papiers“, c’est un mot qui fait mal car nous avons une identité ; je suis quelqu’un. Je suis syrien, frère, époux, père de famille, prof de maths, militant politique, blessé de guerre. »
  • Justement, ceux qu’on appelle “sans-papiers“ peuvent être « régularisés » – pour un an – s’ils exercent une profession pour laquelle la France éprouve des difficultés de recrutement, un “métier en tension.“. Fawad, Ali, Moustafa, Jamal, Mirwais sont employés dans le bâtiment comme peintres. Nadir, Ali, Ajay sont plongeurs dans des restaurants. Frédérica, Luz sont femmes de ménage, Lisbeth garde des enfants. Dans les décrets, leurs métiers seront-ils déclarés en tension ? Et puis quoi ? Les personnes sont-elles des marchandises qu’on utilise quand on en a besoin, quitte à les jeter ensuite ? Notre premier ministre a affirmé chercher dans certains pays les médecins qui nous manquent. Leurs pays n’en ont-ils pas besoin ? Va-t-on déshabiller l’un pour habiller l’autre ? Finalement, y a-t-il les vrais réfugiés et des exilés à expulser s’ils ne peuvent servir de bouche-trous ?

Images de Gerd Altmann de Pixabay

Des frontières et des fétiches

La frontière est une ligne qui sépare deux États, une ligne qui limite, le limes des Romains pour lesquels les Gaulois étaient des barbares de l’extérieur. Car il y a ceux du dedans et ceux du dehors, les nationaux de droit et les autres. Or les frontières bougent : deux Allemagnes n’en font plus qu’une, deux Viet Nam n’en font plus qu’un. L’Inde, le Pakistan, le Bangladesh ne furent pas trois. Le Soudan du sud s’est séparé…
Autour des ports et des aéroports, les frontières s’étalent sur 10 km et des contrôles sont légaux jusqu’à 20 km.
Elles s’externalisent. Les douaniers britanniques exercent à Calais, ceux des États-Unis à Montréal. Des accords de collaboration policière entre l’Europe et la Turquie, le Sénégal, Le Maroc, l’Égypte etc. visent à réguler les migrations et permettent de déléguer les contrôles bien avant que ceux qui rêvent d’une vie meilleure ne quittent leur territoire.
Alors que les frontières s’estompent pour les biens, elles se renforcent pour les individus, se doublent de barbelés, de barrières, de murs.

Du coup se renforce aussi la méfiance de ceux de l’autre bord. Ceux qui font entrer, chez nous, des idées, des postures, des valeurs indésirables, des modes de vie qui mettraient nos coutumes en danger.
Chez nous ? Nos coutumes ?
Notre pureté originelle de Français n’est qu’un fétiche. Ils sont plus rares qu’on le croit les Français “pure laine“ (expression québécoise). Notre passé national n’est-il pas un peu mythifié ? Ne pouvons-nous envisager le futur que sur les bases d’un passé partagé dont on aurait la nostalgie ? Sommes-nous si “tricotés serrés“, si unis, que l’arrivée d’un étranger serait incongrue et casserait notre belle entente ?
Pas de panique, j’ai appris il y a peu qu’un commissaire, à Bruxelles, est chargé de « protéger le mode de vie européen ».

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Photo Markus Spiske sur Unsplash

Accorder toutes les couleurs du monde

Prendre soin des exilés est un devoir, mais ne faudrait-il pas aussi soigner nos sociétés mal capables de leur ouvrir le passage et si peu disponibles ? Pensons aussi aux enfants, aux ados, aux mineurs non accompagnés.
Sommes-nous inaptes à entendre la détresse de ceux qui ont à dire mais n’ont pas la bonne langue pour être entendus ? Ceux qui désirent vivre parmi nous en se sachant indésirables et indésirés ? Ceux qui ont laissé derrière eux la Méditerranée, « le cimetière bleu des vies et des rêves » ? Ceux qui ont parcouru des milliers de kilomètres, se sont retrouvés coincés, échangés ?
Il y a les mots qui font mal : “sans-papiers“ mais aussi “migrants“, « nous ne sommes pas des oiseaux qui voyagent en permanence » ; “victimes“, car il y a en eux une force, une capacité d’agir, de survivre, de contourner les obstacles, extraordinaire.
Il y a les mots qui font du bien : “exilé“, une façon de reconnaître qu’une personne ne peut ni rester dans son pays, ni y retourner sous peine de mort – pensons aux opposants politiques, aux homosexuels, à ceux qui sont si pauvres qu’ils risquent de perdre leurs bébés, aux malades dont le pays ne peut offrir les soins appropriés – ; “hospitalité“, car l’hôte en français est aussi bien celui qui offre l’hospitalité que celui qui la reçoit.

Je me souviens de Dinesh. En cours de français, je lui demandais sans arrêt : « – Tu as compris ? Ça va, tu comprends ? » Un jour avec un immense sourire il m’a susurré : « – Vous m’avez compris ! » Ce n’était pas que sa phrase était claire. Il avait saisi que j’entendais les raisons de son désir profond : faire venir sa femme, son fils et sa mère. C’est tout simple, il suffit, quelques secondes, de s’imaginer à leur place.
Affirmer ses différences ne signifie pas se séparer. C’est plutôt multiplier les chances de renouveler sa pensée, d’explorer de nouvelles façons d’être.
Vivre ensemble serait une belle expérience de vie élargie. Certains parlent de coexistence, d’autre de sociétés multiculturelles.

Boucar Diouf, émigré du Sénégal, célèbre québécois, est passé de l’enseignement de la biologie à l’université du Québec à Rimouski, à l’humour. Selon lui, il fallait introduire de l’humour dans ses cours pour garder ses étudiants éveillés. De fil en aiguille, de cours en scènes, il est devenu artiste humoriste. C’est pourtant très sérieusement qu’il proclame : « Je rêve d’une appartenance nouvelle qui outrepasse les seules limites de la race, de la religion et du territoire. Je rêve d’un monde de tolérance et de confiance inébranlable en la diversité créatrice. Rire avec des étrangers est une demande d’adhésion à leur groupe. Rire de nos différences fait partie des outils de construction de nos sociétés d’immigration et multiculturelles. »
Je vous propose de rêver avec lui et de rire.

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Photo Belinda Fewings sur Unsplash

Depuis 40 ans, les migrations dans le monde ont été multipliées par trois. Elles concernent 280 millions de personnes.
Elles sont en grande majorité régionales : migrations d’Européens à l’intérieur de l’Europe et de pays du sud vers d’autres pays du sud.
12% des migrants, 34 millions (dont 6 millions de Palestiniens), sont des réfugiés demandeurs d’asile et vivent dans un pays limitrophe du leur.
Les réfugiés les plus nombreux sont les Ukrainiens, les Syriens, les Vénézuéliens, les Afghans et les Soudanais du sud.

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Joëlle Chabert

Joëlle Choisnard Chabert, géographe et journaliste retraitée. Autrice d’ouvrages pour adultes et pour enfants édités chez Bayard France et Canada, Salvator, Albin Michel. Thèmes : société, christianisme, vieillissement.

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